Madagascar face à son miroir : l’urgence d’une lucidité perdue
- Elie Ramanankavana

- il y a 2 jours
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Au cours d’une manifestation contre les coupures incessantes d’eau et d’électricité sur l’île de Madagascar,
à Antananarivo, le 25 septembre 2025. Photo Rijasolo
Entre identitarisme magnifié et révolte déresponsabilisante, la pensée malgache semble prisonnière de schémas qui flattent l’innocence du « nous » tout en rejetant la faute sur l’« autre ». Pourtant, dès le XIXᵉ siècle, le grand historien Raombàna avait dévoilé la violence et les responsabilités internes que l’histoire s’efforce encore d’étouffer. Retrouver cette lucidité, c’est accepter l’autoscopie douloureuse d’une société qui peine à se reconnaître dans ses propres dérives, et comprendre que la souveraineté malgache ne sera maîtrisée que lorsque chaque individu assumera enfin sa part de liberté — et de responsabilité.
CHRONIQUE, PAR ÉLIE RAMANANKAVANA
Être lucide c’est se donner la possibilité de voir la réalité comme elle est. Et pour ce qui est du Malgache, si cette lucidité a été gagnée de manière ponctuelle dès la deuxième moitié du XIXᵉ siècle, avec notamment Raombàna et ses écrits, elle demeure aujourd’hui d’une rareté extrême. Pratiquement introuvable, elle est noyée dans des schémas de pensée envahissants, qui de l’identitarisme au décolonialisme en vogue, étouffent les regards dans des vues soit myopes soit grossissantes, du moins uniques, où le Malgache est tour à tour magnifié et déresponsabilisé.
Schémas de pensée dominants
Comme partout en Afrique, la pensée malgache ne connaît que deux formes. D’une part, la pensée identitaire. Celle qui conduit le Malgache à magnifier un passé pur, réceptacle d’une identité exempte de tout mélange, dont il faut conserver et promouvoir les vestiges, afin de retrouver un âge d’or dont la culmination serait l’époque du roi Andrianampoinimerina (1), dépositaire parmi les dépositaires de la sagesse des ancêtres.
Une pensée portée par des intellectuels et des politiques de tout bord, ovationnée par le peuple, et cristallisée entre autres par le Père Rahajarizafy (2) quand il déclare : « S’il y a Malgache illuminé de la quintessence de la philosophie de ses ancêtres, c’est bien celui-là désigné par Dieu, vers la fin du XVIIIᵉ siècle , alors que ces terres étaient vierges de toute empreinte des étrangers et du christianisme.[...] Son nom, nul ne l’ignore, c’est Andrianampoinimerina. »
Une position idéologique aux répercussions immenses, que ce soit politique, économique, sociale ou culturelle, en nourrissant les événements de 1972 (3), conduisant à l’effondrement du régime Tsiranana, sous le leitmotiv de la malgachisation.
Une pensée, qui malgré l’échec de cette révolution malgachisante, perdure sous des formes virulentes, dont la dernière en date est sans doute l’accusation de ne pas « être Malgache » adoubant la « malgachéité » comme une valeur. Des exemples, qui font pléthore d’une telle accusation, retenons cette manière du Malgache de voir dans les Karana une communauté distincte des locaux qui vampirise l’économie (4). Mais nous pouvons également évoquer l’attitude du Malgache devant la langue française désignée d’ailleurs « Teny Baiko », que l’on peut traduire littéralement par la langue de celui qui donne les ordres, c’est à dire la langue du colon. Une langue à maîtriser cependant à ne jamais employer en public, sauf cas de force majeure. Une langue dans laquelle il faut s’exprimer fluidement, démonstration à l’appui, mais à remiser absolument.
C’est ainsi que le premier schéma rejoint le deuxième, avec lequel il est intimement imbriqué : la pensée révoltée, à ne pas confondre avec la pensée révolutionnaire. La pensée révoltée étant cette manière du Malgache, de mettre tout sur le dos du tiers, des Français, de l’élite, du Côtier, du Merina, selon la région. Une pensée révoltée qui place le Malgache lambda, dans une situation délivrée de toute responsabilité. Non ce n’est pas de sa faute si le pays est en ruine, ce sont les Français, c’est l’élite politique, c’est le côtier, c’est le Merina (5), en somme c’est une tierce personne. Et c’est vers cet autre que se dirige toute l’animosité. Une animosité stérile, car sous-tendue par l’irresponsabilité, tombe inexorablement dans l’impuissance et le fatalisme. En effet, si tout est la faute de l’autre, rien ne peut-être fait sinon attendre une réparation venant de cet autre, enfermant ainsi le Malgache et l’Africain dans le rôle de l’éternelle victime paralytique.
Soulignons, que ces deux manières de penser sont tissées l’une à l’autre de façon inextricable. D’une part parce que l’impureté elle-même est faite du contact subversif de ceux d’ici avec ceux d'ailleurs, de l’ici avec l’extérieur, de l’ici avec cette altérité qui altère justement le soi vierge tendant vers le métissage tant redouté, le mélange honni. D’autre part, l’on se révolte contre cet autre historique, le colon, la France, cet autre géographique, ceux des côtes, ceux des hautes terres centrales, ceux d’Europe, et cet autre social, le riche, l’élite, les Karana.
Tressées en maille fine, ces deux pensées forment la corde avec laquelle se pend le débat. D’un côté ou de l’autre de la table des « discussions », une seule pensée, malgré la diversité des formes, une accusation unilatérale qui magnifie le Malgache, qui le déresponsabilise, lui le pauvre peuple miséreux, damné, et qui se révolte en même temps contre des bourreaux aux visages multiples, contre toutes les figures sauf celles qui se profile devant son miroir.
Nous sommes-nous déjà posé, ne serait-ce qu'une seule fois, la question de notre responsabilité dans la situation actuelle du pays ? Et si au final nous avons eu, et nous avons encore, une partition à jouer dans la misère actuelle ? Par « nous », n’entendez pas les « gueux », qui votent un tel, achetés, vendus aux tee-shirts et autres cuvettes. Par « nous », n’entendez pas ceux qui jettent les ordures dans la rue. Par « nous », n’entendez pas la classe politique. Car ce « nous » est inclusif. Ce « nous », c’est vous, c’est moi, et notre « civilisation » dans son ensemble. Est-ce qu’à un seul moment de l’histoire, nous nous sommes regardé en face ?
Une lucidité à retrouver
Pourquoi la lucidité? Pour ouvrir un champ de discussion fécond qui puisse sonder la réalité, qui ose l'autoscopie douloureuse, pour extirper, au-delà des illusions et des chimères, les problématiques qui dévorent de l’intérieur la société malgache. Un face à face du Malgache avec lui-même. Comme un héroïnomane devant son reflet, qui découvre toute l’étendue des ravages de la drogue sur son corps, il s’agit d’une nécessité vitale.
Le cas malgache n’est pas isolé, c’est le propre de toute l’Afrique. Une situation qui conduit le journaliste, critique et écrivain sénégalais Elgas à le constater (6) : « Un besoin urgent pour le continent africain est celui de réussir à avoir en son sein des aires de discussion, des espaces de dialogue apaisés qui n'en réfèrent pas toujours à l'extérieur pour cultiver une conversation sans illusion et sans fétichisation d'un âge d'or ».
Parlant de cette lucidité, Madagascar a eu des éminents précurseurs et cela dès le XIXᵉ siècle. Le premier de ces Malgaches aux yeux crus est sans aucun doute Raombàna (7). Celui qui a rapporté les exactions d’Andrianampoinimerina, qu’il a baptisé dans son texte « usurpateur ». Il rapporte entre autres l’existence d’un trafique d’esclave sous le « roi sage ». Et souligne qu’alors, en Imerina, le commerce avec les européens était monnaie courante. Raombanà dit ainsi du règne de Nampoina : « Le pays possédait des fusils et de la poudre en énorme quantité, en raison de l’affluence des Européens qui fréquentaient toutes les régions de l’Imerina pour acheter des esclaves ». Le premier responsable de ce commerce d’esclaves est Andrianampoinimerina lui-même qui à chaque guerre livrée pour étendre son territoire vendait les vaincus aux Européens, qu’ils soient femmes ou enfants. Comble de la barbarie, le roi Andrianampoinimerina commettait de véritables actes de génocide. C’est-à-dire un massacre mené par le royaume et codifié dans le rituel de l’ordalie. Raombàna rapporte qu’« une telle cruauté, à laquelle s’ajoutait une extrême superstition, causa la mort de plusieurs milliers de ses sujets, durant sa vie. Car de temps à autre, il ordonnait d’administrer le tanguin à des villes entières, des villages entiers [...] ».
De cette lucidité, sur les pas du premier historien malgache, nous découvrons en dessous de notre réalité la palpitation vive d’une violence ininterrompue, implacable, par moment camouflée mais toujours présente. En effet, on découvre avec Raombana la violence des monarques malgaches, une violence qui demeure à travers le temps, changeant de mains seulement avec la colonisation et par la suite les semblants de républiques malgaches qui ne sont en définitive qu’une forme de royaume déguisé. Par la même occasion est mise en exergue la responsabilité du Malgache dans l’exercice de cette violence et donc sa responsabilité à la maîtriser.
Violence malgache
Si la violence est un trait d’union historique, un point commun à chaque époque de la Grande Île, de l’esclavage, visage noir sorti de la cave des bateaux négriers, au génocide, en passant par la colonisation, la corruption et la dictature, cette violence est condamnée à se vivre au présent. A Madagascar, en ce début du XXIᵉ siècle, la violence est le fait d’un pays souverain, habillé sous les honneurs de la république et de la démocratie, ce qui ne l’empêche pas de s’exercer de la manière la plus sordide. Et l’écrivain et académicien camerounais Patrice Nganang nous le rappelle admirablement en disant que « si le génocide c’est l’étape ultime du régime de la violence, les autres formes de tueries ou de mort, les guerres civiles financées ou pas par les puissances étrangères, les massacres, viols de masse, l’extension diabolique du SIDA, la croissance de la corruption, l’irruption quasi-systématique de la famine là où l’État utilise la nourriture comme arme contre les citoyens, révèlent eux aussi des visages de la réalité aporétique qui est celle de la souveraineté lâchée en folie ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une souveraineté sans contrôle, exercée par des dirigeants ivres de leur liberté, qui en abusent, avec la complicité du grand nombre acheté, silencieux, ou figé.
Dès lors, le réel problème, d’ordre pratique se formule ainsi : comment contrôler cette souveraineté ? Comment faire en sorte que le dirigeant reste dans le cadre strict de son pouvoir ? Un problème sur lequel sans doute nombre d’experts se sont penchés, d’un régime à un autre, trouvant des solutions asservies condamnées dans une visée politique dont la résultante est une constitution faite sur mesure pour que perdure le régime en place. Un cercle vicieux d’où l’on ne sort pas mais dont la responsabilité, toutefois, repose sur tout un chacun. D’autant plus que les régimes ainsi maintenus n’ont jamais pour cimetière que le feu allumé de nos propres mains, nous le peuple.
D’ordre philosophique, le défi est plus profond et peut-être plus juste. Il s’agit de l’apprentissage difficile de la liberté, de sa quête, du combat à mener pour la gagner, des deux côtés de la ligne imaginaire séparant les uns les autres pour la rompre. Une responsabilité pour tous. « L’entrée dans une ère de responsabilité, nous apprend Patrice Nganang, devrait garantir la liberté du sujet: or elle ne l’a fait nulle part en Afrique. C’est cette ironie dans la disposition du politique après l’acquisition des souverainetés, cette trahison, on pourrait dire tout aussi, en termes de devoir non-accompli de l’État indépendant, qui fait que le sujet africain né indépendant ne soit pas libre. »
Sauf que la liberté, avant d’être un droit est avant tout un caractère intrinsèque, non pas à tout être humain, mais à tout individu, à tout sujet. La liberté de penser, de s’exprimer, de manifester, et toutes les autres libertés mal définies par la déclaration des droits de l’homme, malgré les brimades, les baillons, les fusils sur la tempe, les menaces, la prison, demeurent inaliénables. Et en fin de compte, la violence reste d’un côté et de l’autre, le moyen de prédilection de toutes les parties pour juguler, étrangler, étouffer, cette liberté menaçante, une manière brutale de contrôler en sommes la liberté de l’autre, pour asseoir la liberté nôtre. En ressort ainsi le défi pour tout le pays de donner à l’individu la maternité convenable pour son accouchement. Car seul l’individu est libre, par delà la sacralité des traditions, les verrouillages communautaires. Le défi pour tout le pays est dès lors de confectionner un cadre juridique et social pour l’exercice de cette liberté, par delà les intérêts divers, en les prenant en compte, afin que l’explosion des chaînes brisées arrive sans qu’on l’appelle et que la folie de l’État souverain, syndrome inguérissable, n’éclatent plus dans le chaos chronique qui entraîne le pays dans le maelström d’une misère sans fin.
Elie Ramanankavana
(texte initialement publié sur sa page Facebook : https://www.facebook.com/eliemaneh. Le titre choisi ici est de la rédaction des humanités).
NOTES
(1). Andrianampoinimerina (né Imboasalama vers 1745, mort en 1810) fut le souverain fondateur du royaume d’Imerina réunifié, au centre de Madagascar, et l’une des figures majeures de l’histoire malgache.
(2). Le Père Antoine de Padoue Rahajarizafy est un prêtre jésuite malgache, pédagogue, philosophe et écrivain, né à Antananarivo le 7 avril 1911 et décédé le 2 mars 1974. Membre associé de l’Académie malgache, il joue un rôle central dans la formation des missionnaires et des élites catholiques, en insistant sur l’enracinement dans la langue et la culture malgaches.
(3). En 1972, Madagascar connaît une crise politico‑sociale majeure qui renverse le régime de la Première République de Philibert Tsiranana et ouvre une transition militaire sous le général Gabriel Ramanantsoa.
(4). Les « Karana » désignent à Madagascar la communauté indo‑pakistanaise, majoritairement musulmane, installée sur l’île depuis la fin du XIXᵉ siècle, souvent originaire du Gujarat (ou de la côte ouest de l’Inde) et très présente dans le commerce et la finance.
(5). Les Merina (ou Mérina) sont un des principaux peuples de Madagascar, originaires des Hautes Terres centrales autour d’Antananarivo, dans une région appelée Imerina, « pays élevé ».
(6); Elgas est le nom de plume d’El Hadj Souleymane Gassama, écrivain, journaliste et sociologue sénégalais né en 1988 à Saint‑Louis et grandi à Ziguinchor. Docteur en sociologie (thèse à l’université de Caen sur le don et la dette dans les migrations sénégalaises), il est chercheur associé à l’IRIS et au Cerrev et travaille sur les questions de solidarité, de postcolonialisme et de rapports Afrique–France.
(7). Raombàna (souvent écrit Raombana) est considéré comme le premier grand historien malgache, au cœur de la cour merina au XIXᵉ siècle. Né vers 1809 dans une lignée aristocratique liée aux rois d’Imerina, il fait partie, avec son frère Rahaniraka, des premiers jeunes nobles envoyés en Angleterre comme boursiers d’État (1820‑1829), formés par les missionnaires de la London Missionary Society. De retour à Antananarivo, il devient secrétaire particulier de la reine Ranavalona Iʳᵉ et témoin direct de la vie politique du royaume jusqu’à sa mort en 1855. Raombana rédige en anglais un vaste Journal et une Histoire de Madagascar couvrant les règnes de Radama Iᵉʳ et Ranavalona Iʳᵉ, mêlant chronique de cour, réflexion politique et regard critique sur les sources européennes. Son travail marque le passage de la tradition orale à une historiographie malgache écrite ; les érudits de l’époque coloniale seront souvent décrits comme les « héritiers de Raombana » dans la construction d’une identité nationale.
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