Les bureaux d’Écho de Moscou jeudi, après l'annonce de la "liquidation" de la station de radio.
Il n'y a pas de "guerre" en Ukraine. La preuve : les médias russes n'ont pas le droit d'en faire mention, sous peine de condamnations pouvant aller jusqu'à 15 ans de prison. Mais que craint donc Vladimir Poutine ?
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« Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre.
Il est défait de lui-même pourvu que le pays ne consente point à sa servitude.
Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. »
(Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574).
Mais que craint donc Vladimir Poutine, plus encore que la résistance ukrainienne et les sanctions internationales cumulées ? Ce que craint par-dessus tout le maître du Kremlin, c’est son propre peuple. Le danger suprême serait que ce peuple-là vienne à être informé. Alors, chape de plomb.
Facebook et Twitter sont désormais censurés en Russie, comme le répètent à l’envi nos médias « occidentaux ». Mais cela n’est pas tout.
Hier, le Parlement russe a adopté une loi punissant la diffusion de "fausses informations" sur les forces armées russes d'une peine pouvant aller jusqu'à 15 ans de prison. Il s'agit de la dernière mesure prise par le Kremlin pour criminaliser toute opposition politique et tout reportage indépendant dans le cadre de sa guerre contre l'Ukraine. Vyacheslav Volodin, le président de la chambre basse du Parlement, a déclaré qu'en vertu de la nouvelle loi, « ceux qui ont menti et fait des déclarations discréditant nos forces armées seront contraints de subir des sanctions très sévères ».
De « guerre », d’ailleurs, il ne saurait être question. Le seul usage de ce mot, dans tout article ou publication sur les réseaux sociaux, peut valoir infraction pénale. Le seul vocabulaire autorisé, pour désigner l’agression russe en Ukraine, est celui d’« opération militaire spéciale ». Dès hier, le dernier grand journal indépendant de Russie, Novaya Gazeta, a déclaré qu'il supprimait son contenu sur la guerre. Prière, donc, de se conformer, contre toutes les évidences, à l’extravagante version de Vladimir Poutine : « Nous ne voyons pas la nécessité d'exacerber la situation ou de détériorer nos relations. Toutes nos actions, si elles se produisent, se produisent exclusivement, toujours, en réponse à des actions mal intentionnées envers la Fédération de Russie. » Le texte de la nouvelle loi offre peu de détails sur ce qui constitue un délit, mais les journalistes russes et les opposants au Kremlin considèrent qu'il signifie que toute contradiction des déclarations du gouvernement sur l'invasion pourrait être traitée comme un crime. En plus de criminaliser le partage de « fausses informations », elle rend passible d'amendes et d'années d'emprisonnement le fait de « discréditer » l'utilisation par la Russie de son armée en Ukraine, d'appeler d'autres pays à sanctionner la Russie ou de protester contre l'invasion de l'Ukraine par la Russie.
Le Kremlin se donne décidément beaucoup de mal pour contrôler les messages que les Russes entendent, en mettant en place une répression plus sévère de la liberté d'expression qu'à aucun autre moment au cours des 22 années de pouvoir de Vladimir Poutine. Dès jeudi, les piliers des médias audiovisuels indépendants de Russie, la station de radio Echo de Moscou et la chaîne de télévision TV Rain, ont fermé leurs portes sous la pression de l'État. Puis, vendredi, le gouvernement a annoncé qu'il bloquerait l'accès aux médias russophones produits en dehors du pays : les sites web de Voice of America, de la BBC, de Deutsche Welle, de Radio Free Europe/Radio Liberty et du populaire organe d'information Meduza, basé en Lettonie.
Il n'a pas été précisé dans l'immédiat si la loi s'appliquerait aux personnes se trouvant en Russie - comme les correspondants étrangers - qui produisent des contenus dans une autre langue que le russe. Un législateur de haut rang a déclaré que les citoyens de n'importe quel pays pourraient être poursuivis en vertu de cette loi. La BBC a annoncé vendredi qu'elle suspendait temporairement tout travail journalistique en Russie en réponse à la loi, mais qu'elle continuerait à exploiter son site en langue russe - qui a touché un nombre record de 10,7 millions de personnes la semaine dernière - depuis l'extérieur du pays.
Znak, un organe d'information indépendant couvrant les régions de Russie, a fermé son site web vendredi, affirmant dans un communiqué : « Nous suspendons nos opérations étant donné le grand nombre de nouvelles restrictions sur le fonctionnement des médias d'information en Russie. »
Et The Village, un magazine numérique sur le style de vie qui proposait des recommandations pour le shopping, les restaurants et d'autres activités à Moscou et à Saint-Pétersbourg, a transféré ses activités à Varsovie cette semaine en réponse au blocage de son site web. Le magazine a également annoncé que, par crainte de la nouvelle loi, il modifiait rétroactivement ses articles pour remplacer toute mention du mot « guerre » par « opération spéciale ».
Jusqu'à récemment, l'internet russe, qui n'était pratiquement pas censuré, permettait aux Russes d'exprimer leur désaccord et de lire des informations en dehors de la bulle de propagande du Kremlin qui enveloppe la plupart des médias traditionnels du pays. Mais dans le contexte de la guerre en Ukraine, qui a déclenché des manifestations dans tout le pays et une vague d'opposition des Russes en ligne, le Kremlin semble considérer Internet comme une nouvelle menace.
Écho de Moscou, une station de radio fondée par des dissidents soviétiques en 1990 et rachetée ensuite par le géant public de l'énergie Gazprom, a déclaré vendredi qu'elle allait supprimer tous les comptes de médias sociaux de l'entreprise et éteindre son site web dans le cadre d'un processus de « liquidation ». Dans l'après-midi, sa populaire chaîne YouTube avait disparu. Plus d'un million de personnes s'étaient connectées pour écouter ses programmes chaque jour, selon le rédacteur en chef de longue date de la station de radio, Aleksei A. Venediktov.
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