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Russie et déportations d’enfants : dans les coulisses d’une enquête


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Le 11 novembre 2022, dans un institut pédiatrique de Henitchesk, dans l'oblast de Kherson, Maria Lvova-Belova se saisit d'un nourrisson et le tend aussitôt à l'un des militaires qui l'accompagnent dans cette opération de prédation.


Depuis le début de la guerre, l’enquête patiente de Jean‑Marc Adolphe pour les humanités, a joué un rôle décisif dans la prise de conscience du système de transfert forcé d’enfants ukrainiens vers la Russie. En revenant, lors d’un entretien en visio avec des lectrices et lecteurs abonnés, sur les coulisses de ce travail – des premières alertes Google à la mise au jour d’un dispositif politico‑religieux structuré, impliquant État russe, Russie unie et Église orthodoxe – Jean-Marc Adolphe montre comment un « journalisme en sources libres » peut, à lui seul, faire apparaître la logique génocidaire à l’œuvre derrière la propagande humanitaire du Kremlin.


Comme l’écrit l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre : « Depuis le début de la guerre, un journaliste précurseur, Jean-Marc Adolphe, développe sur son site, leshumanites-media.com, l'investigation pointue qui a catalysé en France la prise de conscience de l'existence du transfert d'enfants, de sa nécessaire qualification en génocide et l'appel à l'action à un niveau médiatique, politique et humanitaire » (cf « L'enquête qui a la première révélé en France la déportation des enfants ukrainiens en Russie et Biélorussie »)

 

Voici quelques jours, lors d’une interview en visio, associant Caterina Zomer, rédactrice en chef ajointe des humanités, et plusieurs lecteurs abonnés, Jean-Marc Adolphe a bien voulu dévoiler quelques-unes des coulisses de son enquête.

 

Il raconte d’abord comment, dès le début de l’invasion russe, il a cherché un angle qui échappe au commentaire militaire dominant, pour se concentrer sur les personnes et sur les traces discrètes de la violence de guerre. 

 

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C’est dans ce contexte qu’il met en place des alertes Google en français, ukrainien et russe,  jusqu’à tomber le 2 avril 2022 sur la tribune de Timofeï Sergueïtsev sur le site de l’agence officielle russe RIA Novosti, publiée ensuite sous le titre « Le Mein Kampf de Vladimir Poutine », qui explicite un projet génocidaire sur plusieurs générations, notamment via l’endoctrinement des enfants ukrainiens (ICI). 


Parallèlement, il suit de près le siège de Marioupol, qu’il a anticipé dès le 1er mars 2022 (ICI), documente les premiers « camps de filtration » et publie dès le 10 avril 2022 sur les déportations en Russie (ICI), alors que ces éléments restent alors largement absents de la presse française (ICI).

 

Le basculement vers la question des enfants se fait à partir de détails apparemment anodins : un article de presse locale russe sur des « réfugiés » ukrainiens logés dans un gymnase à Taganrog, une photo avec un représentant de la Croix‑Rouge russe, des chiffres officiels de centaines de milliers de déplacés « volontaires » qui ne correspondent à aucune image de colonnes de voitures à la frontière russo‑ukrainienne.  L’enquête, qui avance patiemment à partir de ces premiers documents, recoupés avec des témoignages et des rapports d’ONG, met au jour un mécanisme où des habitants de Marioupol montent dans des bus « humanitaires », en pensant rejoindre Kyiv ou d’autres destinations en Ukraine, et se retrouvent en Russie, souvent après un passage dans des camps de filtration où les familles peuvent être séparées.  Au fil des publications, la conviction se renforce que, derrière le discours russe sur l’accueil humanitaire, se cache un système de transferts forcés où les enfants occupent une place centrale, même si, au départ, ils apparaissent noyés dans la masse des « citoyens » déplacés.

 


L’entretien insiste sur la méthode employée, que le Jean-Marc Adolphe rapproche du « journalisme en sources libres » : un travail de fouille minutieuse dans des contenus accessibles en ligne – archives locales, réseaux sociaux, bases publiques, images satellite – combiné à des sources humaines « protégées » (dont l’identité n’est pas dévoilée afin de ne pas les mettre en danger).  Il raconte le temps considérable passé à traduire des pages entières en russe qu’il ne maîtrise pas, la masse de fausses pistes et de « pistes mortes » pour quelques documents cruciaux, et la manière dont, d’une première « aiguille dans la botte de foin », un fil se déroule jusqu’à former une pelote de 350 pages de matériaux imprimés.  Cette démarche est aussi une critique implicite de la routine médiatique française : dépendance à l’AFP, raréfaction du journalisme d’enquête et de la critique, paresse structurelle qui conduit des rédactions à ignorer des enquêtes pourtant sourcées et vérifiables par un simple clic sur les liens hypertexte insérés dans les articles publiés.

 

L’enquête individuelle s’inscrit dans un écosystème plus large : investigations d’ONG (Human Rights Watch, Amnesty, Memorial), travaux du Humanitarian Laboratoy Research de l’université de Yale, enquêtes de médias internationaux et  d’associations comme Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ou Russie‑Libertés, mais aussi limites drastiques imposées par la Russie de Poutine, qui expulse ou interdit les organisations indépendantes et verrouille l’accès au terrain, y compris pour l’UNICEF et la Croix-Rouge internationale.  Côté ukrainien, l’entretien rappelle les contraintes d’un État en guerre, d’institutions débordées, de services saturés et de structures comme Save Ukraine qui travaillent presque clandestinement en Russie pour retrouver et rapatrier, enfant par enfant, une faible minorité des déportés.  Jean-Marc Adolphe refuse toute posture héroïque, se disant simplement « moins paresseux que d’autres », mais revendique le temps long, le souci du détail et l’exigence de preuves dès lors qu’il use de mots comme « trafic » ou « système génocidaire ».

 

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Maria Lvova-Belova, intervenant le 27 octobre 2022 en vidéo transmission à un séminaire de l’Église orthodoxe russe, à Soichi,

intitulé "Valeurs traditionnelles - avenir de la Russie".


La dernière partie ouvre un cadre politique et religieux plus vaste pour comprendre ce système : héritage des premiers commissaires russes aux droits de l’enfant, trajectoire ambivalente de figures comme « Doctora Lisa », alliance serrée entre le pouvoir poutinien et l’Église orthodoxe de Kirill, ex‑agent du KGB, et rôle structurant du parti Russie unie comme huile qui « lubrifie » l’ensemble de la machine.  Dans ce dispositif, les commissaires aux droits de l’enfant, fédéraux et régionaux, tous issus du sérail, disposent de canaux directs avec le Kremlin et d’un réseau administratif qui facilite les transferts d’enfants depuis les territoires occupés vers les oblasts russes.  Face à des estimations de l’ordre de 30.000 à 300.000 mineurs déplacés, pour seulement 500 à 1.000 adoptions connues et des orphelinats russes déjà saturés, l’hypothèse désormais centrale de l’enquête est l’usage massif du réseau de monastères et d’institutions religieuses orthodoxes pour disperser, cacher et endoctriner ces enfants, loin de tout contrôle international.

 

Jean-Marc Adolphe esquisse alors les prolongements de cette enquête au long cours : identification de régions pilotes comme Tver, où des « enfants réfugiés » présentés comme arrivés « par eux‑mêmes » de Donetsk se révèlent en réalité avoir été kidnappés à Marioupol ; repérage de lieux de transit comme la Crimée ou Taganrog ; recoupement de témoignages récents évoquant des monastères où des enfants ukrainiens seraient détenus et maltraités.  L’enjeu n’est plus seulement de dénoncer un crime d’État, mais de mettre au jour des lieux, des circuits, des institutions précises, afin de donner prise à une action concertée des journalistes, ONG, institutions internationales et autorités ukrainiennes pour retrouver ces dizaines de milliers d’enfants invisibles.  Fidèle à l’esprit des humanités, Jean-Marc Adolphe défend ainsi un journalisme qui refuse la résignation, revendique la patience de la preuve et rappelle qu’une part essentielle de la vérité se cache dans les recoins accessibles d’Internet, à condition de les explorer sans relâche.


Dominique Vernis

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2 commentaires


p_penot
il y a 3 jours

Formidable enquête ! Intuition, opiniâtreté et patience. Bravo !


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wilputte.brigitte
il y a 3 jours

Merci les Humanités de persévérer dans les méandres de l'ignominie qu'est la déportation d'enfants. Pensez à l'église, effectivement, elle possède des bâtiments en nombre et finance déjà pour beaucoup les filières de déportations au travers d'oeuvres de bienfaisance.

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