Déportations d’enfants ukrainiens : la piste secrète des monastères russes
- Jean-Marc Adolphe

- il y a 9 heures
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Dernière mise à jour : il y a 2 heures

Enfants ukrainiens "réfugiés" en Russie. Photo DR
Depuis trois ans, les humanités documentent le crime de déportation de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens vers la Russie. Malgré les mandats d’arrêt de la CPI et les résolutions de l’ONU, une question demeure : où sont-ils ? Après des mois d’enquête discrète, une révélation majeure tombe enfin. Une part significative de ces enfants serait séquestrée dans des monastères de l’Église orthodoxe russe, notamment dans l’oblast de Tver, où endoctrinement, exploitation et dérives criminelles se mêlent dans l’ombre du clergé proche du Kremlin.
Mais où sont-ils ? Depuis que j'ai révélé en premier et commencé à documenter le crime de déportations d'enfants ukrainiens en Russie (récapitulatif ICI), je me demande : mais où sont-ils ? Il est question de 20.000 enfants déportés, mais sans doute sont-ils beaucoup plus. Malgré le zèle de Maria Lvova-Belova, commissaire présidentielle aux "droits de l'enfant" (sic) et son mari et mécène, le milliardaire fasciste Konstantin Malofeev (qui a notamment financé, en France, le Front national), un petit nombre d'entre eux (un millier, sans doute beaucoup moins) ont été "adoptés" par des familles russes. Avant que Trump ne leur coupe les vivres, des chercheurs de l'université de Yale ont pu géolocaliser environ 75 centres d'internement dans toute la Russie et en Biélorussie. J'ai attesté que certains enfants en très bas âge sont très certainement l'objet d'"expérimentations médicales" dans des établissements militaires en Crimée, à l'instar du "bon" docteur Josef Mengele à Auschwitz-Birkenau : qui se ressemble s'assemble. Il est en outre avéré que des enfants ukrainiens, notamment adolescents, ont transité par des "camps de loisirs", y compris en Tchétchénie, où ils ont été soumis à un endoctrinement psychologique ("lavage de cerveau") et militaire.
Tout cela, on le sait déjà. On sait aussi (pour qui suit les humanités) qu'une proche de Maria Lova-Belova, Irina Rudnitskaya, présentée par les autorités russes comme un "exemple de vertu patriotique", a été récemment arrêtée par ces mêmes autorités pour "trafic d'enfants" : selon mes informations, il s'agirait de trafic pédo-pornographique, y compris avec les plus jeunes (de 3 à 6 ans) parmi les 12 enfants ukrainiens qu'elle a "adoptés" (lire ICI) ; une mère poule qui était surtout mère maquerelle...
Grâce à l'entremise de Melania Trump (Vladimir Poutine, dit-on, ne serait pas insensible à ses charmes), la Fédération de Russie vient de "rendre" sept enfants à leurs familles ukrainiennes. C'est mieux que rien, mais 7 sur 20.000, le compte n'y est pas vraiment.
L'enquête des humanités, depuis septembre 2022, sourcée et documentée, n'y a pas été pour rien : depuis mars 2023, Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova font l'objet d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale. Quand bien même surviendrait (improbable) accord de paix entre l'Ukraine et la Russie, ces mandats d'arrêt resteront en vigueur, ont tenu à préciser le 5 décembre les procureurs adjoints de la CPI, Mam Mandaye Niang (Sénégal) et Najat Shameen Khan (Fidji). Le 3 décembre dernier, l'Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution A/ES-11/L.16/Rev.1 (proposée par l'Ukraine, le Danemark, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et le Canada) par 91 voix pour, 12 contre et 57 abstentions, qui exige que la Fédération de Russie assure le rapatriement immédiat, sûr et inconditionnel de tous les enfants ukrainiens qui ont été transférés ou déportés de force, exhortant également Moscou à mettre immédiatement fin aux pratiques de séparation des familles et à « modifier le statut personnel (des enfants) » par le biais de la citoyenneté, de l'adoption, du placement en famille d'accueil ou de l'endoctrinement. Les 12 pays qui ont voté contre cette résolution sont : la Russie, le Bélarus, le Nicaragua, la Syrie, l’Érythrée, le Mali, le Zimbabwe, le Soudan, la République centrafricaine, le Burundi, Cuba et, sans surprise, la Corée du Nord.
Selon le Regional Center for Human Rights (Kyiv), cité devant une commission du Congrès américain, un garçon de 12 ans originaire de la région occupée de Donetsk et une adolescente de 16 ans de Simferopol ont été envoyés au camp de Songdowon, sur la côte est nord‑coréenne, à environ 9.000 km de l’Ukraine. Des organisations ukrainiennes et internationales interprètent ces transferts comme une extension du système plus large de déportation et de rééducation de milliers d’enfants ukrainiens vers la Russie, le Bélarus et désormais, dans quelques cas documentés, la Corée du Nord (lire ICI)
Ces "quelques cas", s'ils permettent de peu à peu constituer le puzzle, n'en donnent pas encore une vue d'ensemble. Et la question continue de poursuivre et de tarauder : où sont ces 20.00 enfants (au moins) déportés ? Quelle "intendance" pour gérer un tel nombre. Des orphelinats et autres "sanatoriums" ? D'accord, mais ça ne suffit pas. Depuis huit mois (au moins), je mène l'enquête secrètement, et sans grand résultat : c'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin : "botte de foin" à laquelle, faut-il le rappeler, ni l'UNICEF ni la Croix-Rouge internationale n'ont accès (refusé par Poutine). Mais ce soir, l'enquête vient de faire un pas de géant.

La plupart de ces enfants sont séquestrés, dans le plus grand secret, dans... des monastères de l’Église orthodoxe russe ! Je prolongerai ces révélations exclusives dans les prochains jours. Pour tout de suite, je me concentrerai sur l'oblast de Tver, dans la partie centrale/nord‑ouest de la Russie européenne, entre Moscou et Saint‑Pétersbourg, sur la grande plaine d’Europe orientale. La région est connue pour ses forêts, de nombreux lacs (par exemple le lac Seliger) et une partie des collines de Valdaï. Plusieurs grands fleuves européens, dont la Volga, y prennent leur source. Au confluent de la Volga et de la Tvertsa, à environ 180 km au nord‑ouest de Moscou, la ville de Tver concentre l’essentiel des infrastructures administratives, culturelles et de transport de la région. Il existe plusieurs monastères et couvents orthodoxes importants dans l’oblast de Tver, dont certains directement à Tver et d’autres dans de plus petites villes de la région. J'ai pu identifier trois d'entreux, où sont actuellement détenus des enfants ukrainiens :
Le Couvent Sainte-Catherine (Svato‑Ekaterininskiy), situé Ulitsa Kropotkina 19/2, à Tver, couvent féminin (photo ci-dessous) avec église et bâtiments monastiques dans le tissu urbain central. Le monastère actuel a été fondé en 1996 autour d’une église Saint‑Catherine plus ancienne, construite à la fin du XVIIIᵉ siècle, fermée à l’époque soviétique puis rendue au culte à la fin des années 1980 avant d’être rattachée au nouveau couvent féminin. Une cinquantaine d'enfants y seraient séquestrés.

Le Grand monastère Boris-et-Gleb (Борисоглебский монастырь), 7 rue Staritskaya à Torjok, référencé sur les sites de cartographie comme « Monastery of Holy Martyrs and Passion‑bearers Boris and Gleb » ou « Novotorzhsky Borisoglebsky Monastery », complexe monastique historique dominant la rivière Tvertsa, au centre de la ville de Torjok (photo ci-dessous). Il s’agit de l’un des plus anciens monastères de Russie, aujourd’hui classé comme site du patrimoine culturel d’importance fédérale. Le complexe abrite plusieurs églises et bâtiments Une centaine d'enfants y seraient détenus.

Le plus important : le monastère Bogoroditse-Rozhdestvenskiy (Тверской Христорождественский женский монастырь), situé 1-y Proletarskiy poselok, à Tver. C'est le plus ancien monastère de Russie. Fondé par le grand-duc Vsevolod III de Vladimir, il fut le lieu de sépulture du général et saint Alexandre Nevski. Pendant l'ère soviétique, il fut utilisé comme bureau pour les agences d'espionnage soviétiques, mais il a depuis été restauré et abrite désormais des moines. La terre de Tver a donné naissance à plus de 150 saints et patrons, qui "représentent la gloire et l'honneur de toute la Russie orthodoxe". Parmi eux : Mikhaïl Iaroslavitch, prince de Tver, l'un des premiers à préparer l'unification des terres russes.

Une dépendance de ce vaste bâtiment, qui était en cours de rénovation, "hébergerait 150 à 200 enfants ukrainiens, soumis à endoctrinement voire pire. Tout récemment, le 7 décembre dernier, certains d'entre eux ont assisté, à la cathédrale de l'Ascension de Tver, à un "cours d'instruction" dans le cadre de l'école du dimanche "Zernyshki dobra" ("Grains de bonté"). Après avoir "étudié" l'œuvre du classique russe Alexandre Kouprine, « Le merveilleux docteur », qui « traite du commandement chrétien le plus important, la miséricorde », ces enfants ukrainiens ont été contraints de participer à l'action créative « Vœux de Nouvel An au défenseur de la patrie ». En clair, ils ont dû écrire des lettres de vœux et réaliser des dessins à destination des soldats russes qui combattent leur propre pays (photo ci-dessous).

Toujours à Tver, ces jours-ci, d'autres enfants ont été contraints d'assister au 8e Festival International du film orthodoxe "Cœur russe" ("Русское сердце", photo ci-dessous).

Un festival qui « met traditionnellement l'accent non pas sur la fonction divertissante, mais sur la fonction éducative du cinéma : les films sélectionnés dans le programme soulèvent des questions de moralité et de force spirituelle, d'amour pour l'être humain, et révèlent les véritables valeurs spirituelles orthodoxes ». Qu'on en juge aux seuls titres de quelques-uns des films projetés (et primés) : Capitaine de quatrième rang ("Капитан четвертого ранга"), réalisé par Ilya Kazankov (Илья Казанков)), prix du public ; ou encore Les nôtres. Ballade sur la guerre ("СВОИ. Баллада о войне"), du "réalisateur" Artem Artemov (Артема Артемова), officier combattant dans le Donbass depuis 2022 (photo ci-dessous).

Son film, diffusé sur la plateforme Okko et dans certaines salles en Russie et territoires occupés, met en scène un groupe d’opérateurs de drones russes sur le front, avec des personnages inspirés de combattants réels, présentés comme des héros sacrificiels. Il est largement promu par les médias d’État et pro‑Kremlin comme le « premier film réaliste sur l'opération militaire spéciale », avec un discours revendiqué de « vérité du front » qui s’inscrit en réalité dans la propagande de guerre russe justifiant l’agression et effaçant totalement la violence infligée aux Ukrainiens. Le film aurait été financé par Konstantin Malofeev, le mari de Maria Lvova-Belova.
Il y a pire encore, mais je dois écrire au conditionnel. Les enfants ukrainiens détenus à Tver par l’Église orthodoxe russe feraient l'objet d'un trafic d'images à caractère pédo-pornographique.

Dans l'oblast de Tver, les paroisses et monastères orthodoxes relèvent de la métropole (éparchie) de Tver et Kachine, dirigée par le métropolite Ambroise (Ambrosius, Ambrozij Ermakov), en fonction depuis le 25 août 2020 (photo ci-contre). Ce métropolite est un très proche du patriarche Kirill, lui-même agent du FSB. De son nom civil Vitali Anatolievitch Ermakov, le métropolite Ambroise est né le 15 juin 1970 dans le village de Luzhki (région de Koursk). Il a reçu le monachisme à 24 ans, en 1994, avant d'être ordonné hiérodiacre puis hiéromoine, puis évêque auxiliaire en Sibérie (Prokopievsk), évêque de Gatchina et recteur des écoles spirituelles de Saint‑Pétersbourg, avant d’être promu archevêque puis métropolite. Dans les milieux orthodoxes russes et anglophones, il est connu pour des textes spirituels, notamment le livre Expanding the Limits of the Heart, qui rassemble des méditations sur l’éducation, la vie monastique et le cycle liturgique. Moins glorieux, son passage par les écoles spirituelles de Saint-Pétersbourg aurait été marqué par une vilaine affaire de pédophilie. Dieu ne semble pas lui en avoir tenu rigueur...
Jean-Marc Adolphe
(enquête à suivre dans d'autres oblasts de Russie...)
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