Sainte Geneviève contre Bardella ?
- Caterina Zomer
- il y a 1 heure
- 16 min de lecture

Adolfo Perez Esquivel, Candomblé, huile sur toile
Comme en 1130, la France est victime d'hallucinations. Près de neuf cents ans après le Miracle des Ardents, l'origine de l'épidémie a changé de nature : il ne s'agit plus, cette fois-ci, de l'ergotisme propagé par un champignon du seigle, mais des poisons sécuritaires et identitaires qui rongent le corps social. Sainte Geneviève, délivre-nous de ce Bardella porté aux nues par la presse bolloré-faisandée ! Dans notre casting du jour, la faiseuse de miracles côtoie les Sex Pistols, Fernand de Saussure et Paul Lafargue, les Pères Pélerins du Maylower et le Nobel de la Paix Pérez Esquivel, sans oublier Alice, celle du Pays des merveilles.
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LES IMAGES DU JOUR

Suite de notre éphéméride d'hier (ICI) : hier à Paris devant le Panthéon pour commémorer la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, à Paris. Photo Thomas Padilla / AP.
Manifestations et rassemblements dans le monde entier, voir portfolio sur le site d'Associated Press, ICI.

Ci-contre : Des habitants regardent leurs maisons brûler après qu'un drone russe a frappé un immeuble résidentiel de plusieurs étages à Kyiv, en Ukraine, mardi 25 novembre 2025. Photo Efrem Lukatsky / AP. (Photoreportage à voir ICI)
Qui se ressemble s'assemble. Naturellement invitée sur C News, le 20 novembre dernier, la poutinolâtre Ségolène Royale y est à nouveau allée de son couplet "anti-guerre", c'est-à-dire pro-Poutine. Voilà maintenant qu'elle vire complotiste. Macron, a-t-elle expliqué en substance, ne veut pas la paix, il veut la guerre, parce que « finalement, si la France entre en guerre, il n’y aura pas d’élection présidentielle. Donc si c’est ça le rêve inconscient d’Emmanuel Macron, il doit rendre des comptes et venir s’expliquer ». Avec Ségolène Royal, le delirium n'est pas vraiment très mince.
Autre dinosaure sorti du placard à encombrants, l'ex-sinistre de l'Education Luc Ferry est depuis longtemps épris du tsar du Kremlin. « C’est à se demander si la cantine de Ferry n’est pas l’ambassade russe à Paris », écrivait Vincent Laloy sur Desk Russie (ICI). Avec probablements quelques petits apointements pour compléter sa retraite de ministre parce que les temps sont durs, faut bien vivre. Révulsé à l'idée que la France puisse s'engagement militairement aux côtés de l'Ukraine, il s'est exclamé sur LCI : « Je crois qu’il faut débrancher le déconomètre ! ». Et le Ferry, c'est quand qu'on le débranche ?

Ci-contre : Les troupes de l'armée gabonaise défilent alors que le président français Emmanuel Macron est accueilli par le président gabonais Brice Oligui Nguema à son arrivée à l'aéroport international Léon-Mba de Libreville, au Gabon, le dimanche 23 novembre 2025. Photo Thibault Camus / AP. (Photoreportage à voir ICI)
Emmanuel Macron s'est rendu au Gabon les 23 et 24 novembre pour une visite d'État officielle. Le Gabon fut avec Omar Bongo fut, à la tête du pays pendant 41 ans, un pilier de la "Françafrique". Après le putsch de 2023, Emmanuel macron a promis d'"accompagner" le nouveau président Brice Oligui Nguema, à l'origine du coup d'Etat, dans le renouveau et la transformation économique du pays. Il faut dire que contrairement à la rupture observée dans plusieurs pays du Sahel entre 2021 et 2023 après des coups d’État, les autorités gabonaises ont choisi de maintenir leur coopération avec la France...
J-M. A.
LES CITATIONS DU JOUR
"La langue est un système de pures valeurs que rien ne détermine en dehors de l'état momentané de ses termes." (Ferdinand de Saussure)

Illustration ci-contre : Portrait du linguiste suisse Ferdinand de Saussure par son frère Horace (Collection particulière).
Né à Genève il y a tout juste cent soixante-huit ans, le 26 novembre 1857, mort en 1913, Ferdinand de Saussure est considéré comme le fondateur de la linguistique moderne et l'un des pères de la sémiologie. Son œuvre majeure est le Cours de linguistique générale, publié de manière posthume en 1916 par ses élèves. Dans ce cours, Saussure propose une approche nouvelle du langage, en distinguant notamment trois concepts essentiels : le "langage", la "langue" et la "parole". Selon Saussure, le "langage" est la faculté humaine générale de s'exprimer au moyen de signes. La "langue" est un système social et abstrait de signes utilisé par une communauté donnée pour communiquer (comme le français ou l'anglais). La "parole" est l'usage concret et individuel de la langue dans des situations précises.
Il met en avant la nature arbitraire du signe linguistique, qui se compose d'un "signifiant" (la forme sonore ou graphique d'un mot) et d'un "signifié" (le concept ou l'idée que renvoie ce mot). La valeur d'un signe est définie par ses relations avec les autres signes dans le système, une idée qui a inspiré le structuralisme.
Son travail a profondément influencé la linguistique, mais aussi d'autres disciplines des sciences humaines telles que l'ethnologie, la philosophie, la psychanalyse, et l'analyse littéraire, en posant la langue comme un système cohérent de signes en interaction.
"Je ne sais pas ce que je veux, mais je sais comment l’obtenir" / "Don't know what I want but I know how to get it". (Johnny Rotten (John Lydon) avec des contributions de Steve Jones, Glen Matlock et Paul Cook, membres du groupe les Sex Pistols).

Coup de tonnerre à Londres le 26 novembre 1976, il y a quarante-neuf ans, près d’un demi-siècle. Sortie du premier single du groupe punk Sex Pistols : Anarchy in the U.K. La chanson mélange des références à des groupes politiques armés (MPLA, UDA, IRA) d'une manière confuse voire ironique, reflétant la confusion politique de l'époque plus qu'un soutien clair. Johnny Rotten, le chanteur, explique que le terme "anarchie" est avant tout utilisé pour choquer et réveiller les consciences, et non pour prêcher une idéologie précise.
Malgré une carrière courte de trois ans, avec seulement un album studio, Never Mind the Bollocks, Here's the Sex Pistols, et quatre singles, le groupe Sex Pistols est considéré comme l’initiateur et le symbole du mouvement punk britannique.
"Le grand problème de la production capitaliste n'est plus de trouver des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir des consommateurs, d'exciter leurs appétits et de leur créer des besoins factices." (Paul Lafargue)

Gendre de Karl Marx (dont il avait épousé la seconde fille, Laura), le journaliste, économiste, essayiste et militant socialiste Paul Lafargue a mis fin à ses jours voici cent quatorze ans, le 26 novembre 1911, à l’âge de 69 ans. Né à Santiago de Cuba le 15 janvier 1842 (sa grand-mère paternelle était une mulâtresse de l’île de Saint-Domingue -aujourd'hui Haïti-, mariée à un Français originaire de la région bordelaise), Paul Lafargue a activement participé à la Commune de Paris en 1871 et a co-fondé avec Jules Guesde le Parti ouvrier français (POF). Son Droit à la paresse, publié pour la première fois en 1880, manifeste social et pamphlet dans lequel Lafargue critique radicalement la valorisation excessive du travail dans les sociétés capitalistes du XIXe siècle, est bien sûr passé à la postérité, mais on peut lire aussi La Religion du Capital (1887), La Politique de la bourgeoisie (1881) et Pie IX au Paradis (1890), impayable satire politique et religieuse.
Paul Lafargue et sa femme, Laura Marx-Lafargue (traductrice qui a joué un rôle crucial dans la transmission en français des œuvres de Karl Marx et Friedrich Engels, notamment du Manifeste du Parti communiste), se sont suicidés ensemble le 26 novembre 1911. Ils ont choisi de mettre fin à leurs vies à un âge avancé, exprimant dans une lettre leur souhait de partir avant la décadence physique et mentale liée à la vieillesse. Le couple est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
ÉPHÉMÉRIDE
Le jour de la mâche et le Miracle des Ardents : on hallucine !
Si la Révolution française n'avait pas failli, ce 26 novembre 2025 serait le sixième jour de frimaire, alias le "jour de la mâche". La mâche vers la fin de l'automne, tout près de l'hiver ? Oui. Cette plante originaire d’Europe, d'Afrique du nord et d'Asie, cultivée à partir du XVIIIe siècle, est assez peu regardante quant aux sols où elle prend racine, et même en frimaire, elle ne craint point les frimas. Ce n'est pas une raison pour en faire toute une salade. Enfin, si, peut-être ?

Le Miracle des Ardents par Gabriel François Doyen, 1773, dans l'église de Sainte Geneviève à Paris
C'était avant Chat GPT et ses hallucinations : à l’automne 1130, sous le règne de Louis VI Le Gros (il ne mangeai pas que de la mâche et était passablement obèse), se répand à Paris un mal bizarre. Les gens hallucinent. Il y en a qui jurent que la Seine s’écoule à contre-courant, et d’autres se seraient fait réprimander par les cloches de Notre-Dame en personne pour avoir chanté faux à la messe. Un boulanger affolé prétend que des miches de pain se sont évadées du four et ont gagné la rue en procession, et on aurait même vu un chevalier convaincu de monter une licorne… La panique gagne rapidement la ville, et l’évêque Pierre de Senlis ordonne litanies et messes pour arrêter la folie qui gagne ses ouailles. Rien à faire, l'épidémie de non-sens continue. Le 26 novembre, le voilà obligé de lancer les grandes manœuvres : il fait porter la châsse de sainte Geneviève, patronne de Paris et guérisseuse notoire, sur le parvis de la cathédrale. La foule se rassemble pleine d’espoir. Dans sa longue vie - de 420 à 502, soit 89 ans, un vrai record pour l’époque - la sainte a collectionné les miracles : elle est connue pour avoir détourné Attila de Paris, en 451, par la seule force de ses prières, puis, retirée dans son ermitage sur la butte qui porte aujourd’hui son nom, elle guérissait malades et possédés. Le reliquaire qui conserve ses restes est alors exposé, et les gens se pressent autour en invoquant sa protection. Et comme par miracle, ils guérissent, sauf trois, sceptiques. « Attends, se disent-ils, j’hallucine ? » Et oui, en effet : cet épisode passé à l’histoire sous le nom de Miracle des Ardents n’était autre qu’une épidémie d’ergotisme, une maladie que l'on peut contracter par la farine à cause d’un champignon du seigle qui contient une substance hallucinogène, l’acide lysergique (mêmes effets que le LSD).

Sainte Geneviève, patronne de Paris, devant l'Hôtel de Ville, repousse les Huns.
Anonyme, entre 1615 et 1625. Musée Carnavalet, Paris
Issue d’un père Severus et d’une mère Gerontia, canonisée en 1962, Sainte Geneviève faisait partie de la noblesse gallo-romaine de l’empire déclinant. Née en 420 à Nanterre, elle se consacre à Dieu dès sa première jeunesse, contre l'avis de sa daronne : il faut dire qu'à l'époque, le choix consistant à vouer sa virginité à Dieu trahissait un certain esprit d’indépendance, car les vierges dévouées - ou les veuves - pouvaient, à la différence des mariées, conserver la propriété de leurs biens.
« On dit d’elle qu’elle mangeait des fèves » explique l'historien Bruno Dumézil dans la revue Codex#17 (octobre 2020), ce qui expliquerait sa longévité. Depuis la butte où elle s’était installée (aujourd'hui nommée "butte de Sainte Geneviève), elle exerçait ses vertus de thaumaturge et chassait les démons tourmentant les fidèles. C’est le roi Clovis qui, à la mort de Geneviève en 502, lança son culte, en la faisant inhumer sur sa butte, dans la basilique des Apôtres, qu’il fait construire à ces fins. Pendant le Moyen Âge le reliquaire est porté en procession à chaque fois qu’une calamité s’abat sur Paris, jusqu’à ce que, pendant la Révolution, ses saintes reliques, entre temps transférées au Panthéon, ne soient brûlées et dispersées dans la Seine lors d’un autodafé public destiné à clôturer l’âge des ténèbres dans laquelle la foi avait plongé les crédules. Des restes échappèrent néanmoins au feu des idéaux révolutionnaires, et furent mis à l’abri, dans des temps plus miséricordieux, en l’église Saint-Étienne-du-Mont, où ils reposent encore aujourd’hui, en attente de la prochaine calamité.
Or, précisément, à en croire les sondages pré-électoraux de l'institut Marc-de-café et Boule-de-cristal, l'une de ces calamités s'apprête à s'abattre sur la France et la Navarre. Son nom ? Bardella. C'est comme l'ergotisme, il fait halluciner pas mal de monde. Les miettes de Sainte Geneviève seront-elles suffisantes pour éviter que l'on se fasse rouler dans la farine ?

Antonio Gisbert Pérez, Le Débarquement des pères pèlerins en Amérique (1886). Sénat d'Espagne, Madrid.
Jour de grâces (Thanksgiving)
On ne peut pas avoir tout le temps sous la main les reliques d’une sainte, pour faire face aux calamités, mais on peut toujours rendre grâces à Dieu pour toutes sortes de choses. C'est ce que firent les Pères Pèlerins vers la fin de novembre en 1620. A peine installés près de Cape Cod, dans l’actuel Massachusetts, la famine et les rigueurs d’un hiver impitoyable menacèrent déjà de les exterminer. Face à l’adversité, leur leader, William Bradford, décréta une Journée d’action de grâces, qui allait plus tard devenir le Thanksgiving américain, célébré chaque année le quatrième jeudi de novembre.

Donald Trump et Melania, debout à côté de la dinde nationale de Thanksgiving Gobble lors d'une cérémonie de grâce
dans la Roseraie de la Maison Blanche, mardi 25 novembre 2025, à Washington. Photo Julia Demaree Nikhinson / AP
Il y a tout juste quatre cent cinq ans, le 26 novembre 2020, ces Pères Pèlerins (Pilgrim Fathers) foulèrent pour la première fois sur le sol américain en descendant du Mayflower, le navire commercial qui les avait menés de l’autre côté de l’océan depuis Plymouth, en Angleterre, d’où ils étaient partis deux mois auparavant. Ces puritains entreprenants avaient décidé de quitter l’Europe à cause des persécutions religieuses. Et ce fut sur ce bateau, avant même d’en descendre, le 21 novembre, que les Pilgrim Fathers signèrent le pacte qui tient encore lieu, dans l’imaginaire américain, de première constitution des États-Unis. Une constitution étonnamment avant-gardiste : le Mayflower Compact Act esquissait le fonctionnement de la future colonie sur la base des principes de la démocratie directe, destinée à devenir une démocratie représentative, avec l’agrandissement de la colonie. « Ayant entrepris, pour la gloire de Dieu, pour la propagation de la foi chrétienne, et l’honneur de notre roi et de notre pays, un voyage pour implanter la Première colonie dans les régions septentrionales de Virginie, écrivaient les pères pèlerins, par la présente, nous convenons solennellement... ensemble, devant Dieu et devant chacun d’entre nous, de nous constituer en un corps politique civil, pour notre administration et sauvegarde […] et en vertu de cela de nous conformer, de décider et de concevoir à l’occasion des lois, ordonnances, actes, décrets et obligations, aussi justes et équitables qu’il semblera à propos et convenable d’adopter pour le bien public de la Colonie, et auxquelles nous promettons toute la soumission et l’obéissance requises. » En réalité le caractère démocratique de la colonie fut beaucoup plus limité que la légende ne veut le faire croire. Les puritains étant majoritaires, la colonie fut très vite très soucieuse de subordonner la participation démocratique à la fréquentation de l’église congrégationaliste dominante et au respect des règles très strictes qui encadraient les comportements et les relations sociales...

Arthur Rackham, Alice's Adventures in Wonderland - The pool of tears, 1907
Alice au pays des merveilles : la promenade sur la Tamise
« Le meilleur moyen de réaliser l’impossible est de croire que c’est possible. » Ce ne fut pas dit à bord du Mayflower, mais par un Chapelier fou lors d’un goûter à l’anglaise. Le 26 novembre 1865 sortait en Angleterre chez Mac Millan la première édition des Aventures d’Alice au pays des merveilles. Derrière le nom de plume de Lewis Carroll, son auteur était le mathématicien Charles Lutwidge Dodgson. Enseignant dans le prestigieux collège de Christ Church à Oxford, il préféra prudemment de publier son conte sous pseudonyme...
Un bel après-midi de juillet 1862, Charles Lutwidge Dodgson sortit de chez lui pour une promenade en bateau sur la Tamise avec les trois petites sœurs de son ami Henry Liddell, collègue de l’université. Elles s’appelaient Lorina, 13 ans, Alice, 11 ans, et Edith, 8 ans. Devenu un ami intime de la famille Liddell, qu’il fréquentait depuis 1855, ce n’était pas la première fois que Charles Lutwidge Dodgson passait du temps avec elles. Il aimait les entretenir, et les tiroirs de son bureau étaient plein des photos qu’il avait prises d'elles à l’occasion de ses visites. Pendant des après-midis qu’on imagine fort agréables dans le cliquetis des services de thé et la fumée aromatisée des cigares, il leur avait déjà raconté des histoires pour les amuser, dont la protagoniste était souvent Alice, une fillette vive et curieuse dont il affectionnait tout particulièrement l’espièglerie. De ces histoires, il n’en avait jamais rien fait. Mais ce jour-là ce fut différent, car la petite Alice tomba aux trousses d’un lapin parlant dans un monde absurde. L’aventure lui plut à un tel point qu’elle demanda à son ami de bien vouloir la coucher sur le papier. Trois ans plus tard était publié le chef d’œuvre que l’on connaît.
À gauche : John Tenniel, Alice's Adventures in Wonderland, 1865. Projet Gutenberg.
À droite, Alice Liddell en petite mendiante photographiée en 1858 par Charles Dodgson
Les aventures d’Alice eurent un succès retentissant, et une influence immense non seulement dans la littérature, mais dans l’art dans son ensemble, en inspirant plus particulièrement les surréalistes. Ce conte d’initiation décalé, avec ses atmosphères oniriques et sa critique subversive et pleine d’humour de la société victorienne, se prêta en effet… à merveille à la réflexion des surréalistes autour du rêve et de l’absurde comme miroirs inversés d’une réalité toute relative. Lewis Carroll avait dessiné lui-même des croquis pour le premier manuscrit, mais il s’était vite rendu compte qu’il avait besoin d’une main plus experte. La première édition de 1865 sortit donc avec les illustrations d’un grand dessinateur de son époque, John Tenniel, figure déjà bien établie de la satire illustrée, alors dessinateur chez la revue Punch. À partir de 1900 les surréalistes s’en emparent, et Alice sort des crayons et des pinceaux de grands artistes tels que Arthur Rackham, René Magritte, ou encore Max Ernst et Salvador Dalí, tour à tour féérique, étrange, psychédélique ou fantasque.
La vraie Alice, elle, a en réalité vécu une vie assez classique après son enfance, et ne rencontra plus l’ancien ami qui avait inventé pour elle le pays des merveilles, qui cessa de fréquenter la famille de façon plutôt abrupte, pour des raisons qui restent plutôt obscures. On dit que la cause la séparation fut causée par l’intérêt qu’il lui portait, scandaleux et suspect pour les mœurs victoriens, mais cette thèse n’a jamais pu être prouvée. Quoi qu’il en soit, Alice Liddell se maria en 1880 avec Reginald Hargreaves, un joueur de cricket à la belle fortune qui profitait d’une certaine renommée, avec qui elle eut trois fils. Pendant la Première Guerre mondiale, elle perdit deux de ses fils au combat, et devint bénévole à la Croix-Rouge. Elle s’adonna à la peinture et fréquenta notamment le peintre John Ruskin, artiste influent dans l’Angleterre victorienne. En 1928, confrontée à des difficultés financières, elle vendit le manuscrit original que Carroll lui avait offert jeune fille. Elle mourut en 1934 dans le Kent, sans jamais être tombée dans l’absurde, et longtemps après avoir inspiré l’un des contes les plus célèbres au monde.

L'architecte et artiste, militant des droits de l'Homme, Adolfo Perez Esquivel, prix Nobel pour la paix en 1980
Lumières dans l'obscurité
« Pérez Esquivel fait partie de ces Argentins qui ont apporté la lumière dans l'obscurité. Il défend une solution aux graves problèmes de l'Argentine qui exclut le recours à la violence, et se fait le porte-parole d'un renouveau du respect des droits de l'homme. » Ainsi la Fondation Nobel expliquait-elle en 1980, les raisons l’ayant déterminée à décerner le prix Nobel de la paix à Adolfo Perez Esquivel, architecte, peintre, sculpteur, poète et militant des droits de l’Homme ayant dédié son art et sa vie à la construction d’une culture de la non-violence en Argentine et, de là, dans le monde entier. Né le 26 novembre 1931 à Buenos Aires, il enseigne pendant 25 ans, avant de se retrouver au chômage dès l’avènement de la dictature de la "Révolution argentine" qui a débuté avec le coup d'État du 28 juin 1966. Chômeur, mais pas inactif : proche depuis les années 1960 des mouvements pacifistes chrétiens, il se dresse contre la dictature des années 1970, en fondant le réseau "Servicio Paz y Justicia", qui aide à faire le lien entre les familles des victimes de la police militaire, selon un modèle qui va vite dépasser les frontières de l’Argentine pour se diffuser dans d’autres pays de l’Amérique Latine. En 1975, il est arrêté une première fois par la police brésilienne, puis emprisonné en Équateur. En 1976, il est à nouveau arrêté de nouveau à Buenos Aires sur ordre de la junte militaire, emprisonné et torturé pendant 14 mois, sans aucun procès ni accusation formelle. Proche des doctrines de la théologie de la libération, il a défendu pendant toute sa vie la non-violence dans l’une des régions les plus violentes au monde. « Les peuples n’utilisent que les moyens qu’il connaissent, expliquait-il dans un entretien paru en 2007 dans la revue Diasporas. Histoire et sociétés. C’est pour cela qu’ils ont l’habitude de répondre à la violence qui les opprime par une autre violence, dans l’espoir de se libérer de cette oppression. Les peuples ne recherchent pas la violence, mais ils sont soumis à la violence de la misère, de la faim, de la marginalité par manque de libertés sociales, politiques et économiques ». Mais pour lui, la non-violence est loin d’être un signe de renonciation ou résignation. « Nos amis du Brésil, continuait-il, parlent plutôt de "fermeté permanente", Martin Luther King parlait, lui, de la "force d’aimer". Quant à Ghandi, il n’aimait pas beaucoup le mot non-violence, il préférait parler de "Zathia granja", ce qui veut dire la force de la vérité. Et c’est de cette force-là que nous nous réclamons ». Notamment, en remettant en cause les structures qui oppriment, marginalisent, stigmatisent et, malheureusement, tuent.

Adolfo Perez Esquivel, huile sur toile
Cette approche de son temps, militante et engagée, a toujours été inséparable de son art, qui est en elle-même l’expression d’une pédagogie de la pensée alternative, invitant à sortir des schémas hérités pour porter sur la réalité un regard différent, autonome aussi bien qu’il est dénonciateur. La mémoire y joue un rôle important. « Je veux raconter l'histoire de l'Amérique latine. Je suis d'abord artiste, puis militant, même si les deux se confondent. Tout mon art est lié à la vie, à ce que je réalise et à ce que je considère comme important », déclarait-il en 2022, lors d'une exposition d'une sélection de ses œuvre au musée Lucy Mattos de Beccar, dans la banlieue de Buenos Aires. Qu’il s’agisse de peintures, de dessins, ou encore de gravures ou sculptures, la création sert à exprimer les identités et les cultures, les luttes sociales, la foi des peuples démunis, en traversant les guerres, les dictatures et les expériences douloureuses pour faire émerger la vitalité et la richesse de la résistance des peuples à l’oppression. Proche des avant-gardes latino-américaines et du réalisme des muralistes mexicains, son art est souvent sorti de l’atelier pour occuper l’espace public. C’est le cas de l’une de ses œuvres majeures, le "Mural des peuples latino-américains", dans la cathédrale de Riobamba, en Équateur, ou le monument au réfugiés au siège du Haut commissariat pour les réfugiés de l’ONU, à Genève. Les réfugiés y sont représentés comme un peuple en marche, déraciné mais porteur d’espoir. Car dans la pensée et l’œuvre d’Esquivel, jamais les personnes ne sauraient se résumer à leur souffrance. À méditer…
Caterina Zomer
LES IMAGES DU JOUR (SUITE)

Ci-contre : deux mouettes se posent sur la statue de Saint-Pierre, au Vatican, le dimanche 23 novembre 2025. Photo Alessandra Tarantino / AP

Ci-contre : Sudhir Kumar Chaudhary, fan de cricket indien, se peint le visage lors de la première journée du deuxième test-match de cricket entre l'Inde et l'Afrique du Sud à Guwahati, en Inde, le samedi 22 novembre 2025. Photo Anupam Nath / AP

Mirana, artiste drag queen, sourit lors de la parade annuelle Rio Pride le long de la plage de Copacabana
à Rio de Janeiro, dimanche 23 novembre 2025. Photo Bruna Prado / AP





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