Tiago Rodrigues, à Genève, le 27 janvier 2022. Photo David Wagnières pour Le Temps
Futur directeur du Festival d'Avignon, Tiago Rodrigues crée à Genève Dans la mesure de l'impossible, un spectacle né de la rencontre avec des professionnel.le.s de l'action humanitaire : "des gens qui s’engagent pour que l’inhumanité ne l’emporte pas."
CULTURES VIVES Critique de théâtre et de danse au Temps, à Genève, Alexandre Demidoff est l’un des meilleurs journalistes culturels en Europe. Pour Le Temps, il s’est entretenu avec le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues (et prochain directeur du Festival d’Avignon) à la veille de la création de Dans la mesure de l’impossible
Des mots qui tremblent, parce qu’ils en ont trop vu. Des mots mal ajustés, parce qu’ils ne sont pas sûrs d’être audibles. Des mots sans gilet pare-balles qui sont notre dignité. A la Comédie de Genève dès mardi, Tiago Rodrigues libère ces paroles-là. Le metteur en scène et auteur portugais éclaire le destin de ces croisés de l’attention et du soin, de ces Esculape bourlingueurs qui bivouaquent sur des champs hostiles, qui visitent des geôles pouilleuses, qui négocient des droits de passage pour accéder à des prisonniers de guerre, qui s’assurent que les conventions sont respectées, même et surtout quand les chacals rôdent.
Cette mémoire brûlante, parfois calcinée, c’est celle des humanitaires, nébuleuse de femmes et d’hommes de bonne volonté. Des délégués du CICR, des docteurs au service de Médecins sans frontières. Genève, la ville d’Henry Dunant, est leur camp de base. Tiago Rodrigues a voulu qu’on investisse leurs territoires incertains, qu’on sente cet écartèlement qui est le leur, entre un ici apaisé et un là-bas chaotique. Il a appelé cette radioscopie de l’engagement Dans la mesure de l’impossible. «Impossible», comme ces régions qui ne tiennent plus debout, ravagées par des haines ancestrales ou écrasées par des régimes carnassiers.
Par son sujet, par son ambition, par sa dimension, l’entreprise est déjà à part. Une dizaine d’institutions coproduisent le spectacle, dont le Piccolo Teatro de Milan, le Théâtre de l’Odéon à Paris et le Teatro Nacional D. Maria II à Lisbonne, la maison que dirige Tiago Rodrigues.
C’est ce qu’on appelle fédérer. L’artiste possède ce talent. Qu’il portraiture sa grand-mère, lectrice absolue atteinte de cécité (By Heart), qu’il célèbre la souffleuse de son théâtre lisboète (Sopro), qu’il récrive Anna Karénine (The Way She Dies), il dévoile son âme, partant un peu de la nôtre. Ses affections deviennent les vôtres.
Après les répétitions, le futur directeur du Festival d’Avignon trouve refuge dans un bistrot du quartier des Eaux-Vives, le Café de l’Amitié. Il y boit parfois une chèvre, un alcool qui fouette, servi par la patronne, il y respire le parfum de camaraderie passagère, il tricote le scénario du lendemain, celui qu’il proposera à sa troupe, les comédiens Adrien Barazzone et Natacha Koutchoumov, notamment. Comme un personnage de Paul Auster, ce romancier qu’il aime, il spécule sur l’intelligence des signes et le bonheur des coïncidences. Son écriture puise dans cet encrier, là où les existences se font chasse au trésor. Alexandre Demidoff
Le Temps: D’où vient «Dans la mesure de l’impossible»?
Tiago Rodrigues: C’est le fruit de rencontres et de hasards heureux comme toujours. Au printemps 2017, Anne Brüschweiler, directrice du Forum Meyrin, m’a invité à présenter un ensemble de pièces. Cela m’a permis de passer deux semaines à Genève et d’y rencontrer des spectatrices, des spectateurs. Parmi eux, il y avait Yves Daccord, qui était alors directeur général du CICR. Nous nous sommes écrit des mails, il est venu voir Sopro au Festival d’Avignon, un dialogue s’est approfondi autour des métiers de l’humanitaire.
Une curiosité ne fait toutefois pas un spectacle…
Chez moi, une œuvre part toujours du plaisir de la curiosité. Quand Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer, qui codirigent la Comédie, m’ont demandé de réfléchir à un projet pour Genève, je leur ai fait part de ce désir fort. J’ai un rapport personnel à cette matière : mon père est journaliste, ma mère médecin. Ce spectacle, c’est un peu comme si je faisais le métier de mon père pour parler de celui de ma mère.
Auriez-vous pu être médecin?
Ado déjà, j’étais sensible à ce que les Anglo-Saxons appellent le «care», c’est-à-dire le soin de l’autre, au sens large. Mais j’étais trop indiscipliné pour prendre un chemin scientifique. Je lis des essais d’astrophysique comme je lis un roman de Virginia Woolf, avec la même excitation un peu désordonnée.
L’humanitaire, c’est une galaxie. Comment la pénétrer?
Pour avoir une chance de saisir la forêt, il faut raconter l’histoire d’un arbre. En s’intéressant à l’expérience d’une infirmière, on peut accéder à son monde. En amont des répétitions, j’ai donc lu des essais parfois acides sur l’action humanitaire, je me suis intéressé à la réflexion de l’Américaine Susan Sontag sur comment se faire passeur de la douleur des autres. Je prends des notes, je remplis des cahiers, je me constitue un bagage dont il faudra tout oublier par la suite.
Pourquoi?
Ce savoir est un préalable, mais il ne doit pas faire obstacle aux présences, celles des professionnels que nous avons rencontrés. Avec l’équipe, nous avons passé des après-midi à écouter ces gens qui s’engagent pour que l’inhumanité ne l’emporte pas. Ce sont ces acteurs qui sont au cœur de notre spectacle. Pour qu’il y ait une empathie profonde, il faut éviter la sentimentalité et le moralisme.
Qu’est-ce qui les distingue?
Une double appartenance. Une partie de leur vie se joue à Genève ou Lisbonne, dans des espaces protégés et confortables. Une autre, la plus importante, se passe dans des zones dangereuses. Nous nous intéressons à ce que signifie vivre entre deux mondes.
Quelle forme aura le spectacle?
Ce seront Les Mille et Une Nuits des humanitaires. Une collection de moments particuliers que les comédiens endosseront comme des porteurs de récits.
Vous écrivez toujours vos textes au fil des répétitions. Pourquoi?
Parce que je suis incapable de faire autrement! J’ai besoin d’être en relation avec les interprètes, en contact poétique avec eux pour écrire. Je disposais d’une matière riche, celle des interviews réalisées. Je les ai d’abord retranscrites, puis éditées comme un journaliste, en gardant les tics de langage qui sont la signature de celui qui parle. Ce texte nous a servi de base: les comédiens s’en sont emparés et j’ai procédé aux ajustements, pour que chacun ait une partition adaptée à sa personnalité.
Quelles régions du monde avez-vous privilégiées?
Aucune. Nous avons gommé toutes les références à des pays déchirés par des conflits pour que nos préjugés n’opèrent pas, pour que l’écoute soit la plus libre possible.
N’est-ce pas prendre le risque d’un discours un peu abstrait?
C’est favoriser au contraire une curiosité sans filtre. J’aspire à un alliage entre l’intime et la poésie, pour nous confronter à une réalité qu’on croit connaître. Pour qu’il y ait une empathie profonde, il faut éviter la sentimentalité et le moralisme.
Que voudriez-vous faire vivre au spectateur?
Un humanitaire nous a fait une demande: que nous restituions la complexité des récits recueillis sans sacrifier leur part d’émotion. Quand ils reviennent d’une mission, ces professionnels se heurtent souvent à des murs d’incompréhension: leurs interlocuteurs ne veulent pas être perturbés dans leur représentation du monde. C’est la complexité de ces réalités que nous voudrions faire vivre au public.
Qu’est-ce qu’un théâtre pour vous?
Le théâtre me remplit de bonheur. Cela peut paraître candide, mais c’est la vérité. J’y rencontre les autres, des êtres avec qui construire et vivre des histoires. Sur scène, avec mes camarades, je participe au monde et je combats ma solitude.
L’action humanitaire est souvent suspecte, parce qu’au service de desseins impérialistes. Assumez-vous aussi ce discours critique?
Bien sûr. Je déplore des dérives, mais je salue aussi. Je suis critique de la forêt, mais admiratif de la plupart des arbres. L’humanitaire défend des valeurs essentielles, le droit notamment qu’a tout individu d’être soigné et aidé. Mais certaines organisations ont des comportements néo-colonisateurs ou évangéliques. Certaines n’échappent pas non plus à des manipulations politiques. Mais ces structures ont aussi une capacité d’autocritique que j’admire.
Quand savez-vous qu’un spectacle est terminé?
Un spectacle n’est jamais achevé avant de rencontrer le public. Je peux mettre un point final à un texte, boucler un film, mais pas un spectacle. Nous nous y préparons comme des sportifs s’entraînent à une compétition. Une représentation a sa part d’imprévisible. Les interprètes ont appris pendant les répétitions des règles du jeu qui leur permettent de réagir à l’imprévu.
Quel est le livre que vous offrez aux êtres que vous aimez?
Souvent, De A à X (Editions de l’Olivier), un roman de l’auteur britannique John Berger. Mais ces temps-ci, c’est surtout Lettres de la guerre (Editions Christian Bourgois), de l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes. Jeune médecin en Angola, il écrit à son épouse. Tout me touche dans ces mots où l’intimité et le politique s’entrelacent: la violence de ce qu’il vit, la puissance de certaines images, la grâce d’un amour qui ne capitule pas.
Entretien initialement paru dans Le Temps du 30 janvier 2022.
Dans la mesure de l’impossible, Comédie de Genève, du 1er au 13 février.
Prochaines représentations : au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, du 24/02 au 05/03/22 ; à L’Équinoxe des Châteauroux, les 10 et 11/03 ; au CDN d’Orléans du 15 au 17/03/22 ; au CDN de Besançon du 29 au 31/03/22 ; au Théâtre de la Cité à Toulouse du 06 au 08/04/22 ; à La Coursive, à La Rochelle, du 12 au 14/04/22 ; au Théâtre des Salins à Martigues, le 29/04/22 ; Au Maillon, à Strasbourg, du 04 au 06/05/22 ; au Théâtre du Nord, à Lille, du 11 au 14/05/22 ; au Théâtre de Vannes, les 18 et 19/05/22 ; à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris, du 16/09 au 15/10/22.
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