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Tous concurrents, tous morts. Michel Strulovici, Droit de suites / 06



Dernier avatar du "tout est marché". Sur injonction de la Commission européenne, la RATP va devoir privatiser ses 341 lignes de bus... Mais au fait, la sacro-sainte "concurrence" est elle naturellement biologique ou culturellement construite ?


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«Face à la montée de la barbarie, j’ai voulu, modestement, devenir un colporteur de l’humain», écrivait Michel Strulovici dans Évanouissements, paru l’an passé aux éditions du Croquant, autobiographie où il raconte en 630 pages particulièrement denses sa jeunesse, dans une famille de juifs résistants communistes, son activisme contre la guerre d’Algérie, son adhésion au Parti communiste, puis ses années de journalisme, à L’Humanité et enfin à la télévision publique, où il a été un ardent défenseur de la place de la culture (chronique parue sur les humanités, le 23 octobre 2021 (ICI).

Même une fois achevé le livre, il y en avait encore sous le capot, comme on dit. Plutôt que de chercher à nouveau un éditeur, Michel Strulovici a souhaité confier aux humanités ces "Droits de suite". Mais publier, même sur un média en ligne, c’est encore et toujours éditer. Cette chronique prend ici la forme d’un feuilleton hebdomadaire, chaque jeudi (premières séquences, "Les cavaliers de l’Apocalypse", ICI ; "Embrassons-nous Folleville", ICI ; "Juifs en soi, juifs pour soi", ICI ; "Marx, et le printemps revient", ICI ; "Le K du Kerala", ICI / Jean-Marc Adolphe


« Celui qui sème et celui qui récolte se nourrissent ensemble. En ne rivalisant point, on n’a point de rival. »

Lao Tseu, Le livre de la Voie et de la Vertu.


En quelques années, le concept d'ubérisation du travail, la tendance à l'explosion des grandes concentrations de salariés dans nos sociétés occidentales, la robotisation généralisée des actes de création et de production sont devenus des lieux communs. Ces bouleversements et les nouveaux comportements sociaux qui les accompagnent sont en train de créer des sociétés, à tous points de vue, inédites. Culturellement, ces réalités nouvelles sont le fruit et l'accélérateur de ce trait de caractère majeur, déifié, du capitalisme : la concurrence.


"Homo homini lupus" ("L'homme est un loup pour l'homme"), cet aphorisme du philosophe anglais Thomas Hobbes définissant l'état de nature, a nourri les idéologies du capitalisme victorieux et sa justification théorique, jusqu'à être diffusé et scandé comme un mantra.

Aussi les partisans de cette explication de la transformation de Tout (nature et humanité) en valeur d'échange sont légion. Rien d'étonnant si l'on en croit Marx, dans ce raccourci saisissant de L'Idéologie allemande : « Les idées de la classe dominante sont, à chaque époque, les idées dominantes ; c’est-à-dire que la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est, en même temps, sa puissance intellectuelle dominante. » (1)


Moteur de l'extension de l'esprit du capitalisme à toutes les dimensions de l'activité humaine, cette concurrence inévitable (et les moyens les plus sordides ont droit de cité pour l'emporter) dépasse la volonté de chacun de ses acteurs. "La concurrence ou la mort" pourrait être son blason. Et l'accompagnant, comme l'anion est lié au cation, cette concurrence nous plonge tous dans l'anéantissement.


Cette volonté systémique du capitalisme se double d'une possibilité réelle d'atomiser les collectivités, de "confétiser" la société et de contrôler les citoyens par un surcroît de possibilités, notamment par la maîtrise des algorithmes. Les sciences et ces techniques peuvent se mettre au service du combat contre les rassemblements "espérants" qui souhaitent mettre en échec ce système économique, social et culturel (ou son cousin, le capitalisme d’État chinois). La mise en fiche numérique de la totalité de la population chinoise par un pouvoir sans état d'âme, fait saliver tous les briseurs de rêves. Les manipulations permises par les développements de l'économie numérique, les générations de ChatGPT par exemple, nous font entrevoir dans quel monde nous pourrions bientôt cauchemarder.


Mais cette constance du capitalisme à inventer des mondes parallèles où l'homme est réduit à sa seule force de travail, unidimensionnelle, est contre-battue avec la persévérance des vagues qui partent à l'assaut des terres car « l'homme ne peut pas vivre sans un horizon de collectif », comme le souligne Bernard Stiegler. (2)


VIDÉO. "La disruption rend fou", interview du philosophe Bernard Stiegler autour de la disruption technologique et de la façon dont elle nourrit la folie contemporaine (mise en ligne septembre 2016).


La bataille des imaginaires se déroule là. Quel horizon l'emportera : celui de l'émancipation de tous pour tous ou celui de la perpétuation de l'exploitation de tous par quelques-uns ?


Naturel ou culturel ?


Dans nos sociétés, la confusion entretenue entre concurrence et émulation, la victoire sans conteste du premier terme sur le second, reste la norme. Et la course éperdue vers ce "moi avant les autres" est, tout à la fois, le moyen de ce système et un ressort clé de nos personnalités.

Nous considérons cette tension comme "naturelle", alors qu'il s'agit bien, pour l'essentiel, de l'expression d'une idéologie "apprise ". Elle fait partie intégrante de ce capital culturel transmis dont parlait Pierre Bourdieu.


Pour appuyer cette thèse de la concurrence comme une loi fondamentale de l'évolution, certains idéologues n'hésitent pas à "aménager" les découvertes de Darwin sur la sélection naturelle pour les utiliser dans leur analyse de toute société. Ils l'appliqueront aux individus, aux groupes sociaux comme aux nations. Pour eux la concurrence est LE moteur du vivant.

Ce darwinisme social, dont le philosophe du 19ème siècle Herbert Spencer fut le héraut (3), est le plat culturel préféré de ceux qui se nomment libéraux, c'est-à-dire les partisans de la domination capitaliste. Écoutez Herbert Spencer dans son ouvrage majeur, L'individu contre l’État (1884) : « La pauvreté des incapables, la détresse des imprudents, le dénuement des paresseux, cet écrasement des faibles par les forts, qui laisse un si grand nombre dans les bas-fonds et la misère sont les décrets d’une bienveillance immense et prévoyante ».


Dans cette perspective, la disparition des individus les plus faibles, qui sont les perdants d’un système de concurrence généralisée, se justifie par le destin global de l’espèce humaine, décrit par Spencer comme un élan vers la perfection. Et cette tension est voulue par la Transcendance. Comment peut-on s'opposer à une telle injonction ? Pour ceux qui n'auraient pas compris, il prévient : « toute protection artificielle des faibles est un handicap pour le groupe social auquel ils appartiennent, dans la mesure où cette protection a pour effet […] de le mettre en position d'infériorité face aux groupes sociaux rivaux ».


Cette théorie fait de la compétition et de la concurrence entre les hommes l'alpha et l'oméga qui justifie toutes les dominations existantes. Les partisans de cette idéologie masquent la face infernale de leur théorie, autant que faire se peut. Dans ses prolongements, elle a pu conduire par le passé au racialisme, à la "nécessité" du colonialisme, et elle inspira le nazisme. Les fanatiques de Milton Friedman, les "détricoteurs" des services publics en Europe, les néo-conservateurs, les trumpistes, les bolsonaristes en sont aujourd'hui les enfants.


Il arrive que ces militants de la concurrence à tout crin se défendent de préparer le terrain à l'arrivée de la barbarie. Et pourtant ...


Ainsi, de l'action politique, économique et sociale d’Emmanuel Macron. Notre démocratie est bafouée par la manipulation des débats au Parlement, par le mépris affiché à l'égard de tous les corps intermédiaires et, tout particulièrement, des organisations syndicales. Sa politique économique souhaite mettre à la diète tous les services publics, "cuillerée par cuillerée" pour marchandiser leurs fonctions et donne le feu vert au pouvoir sans partage des GAFAM. Dans sa série sur « la faillite de la start up nation » (sur les humanités), Jean Marc Adolphe souligne la fascination d'Emmanuel Macron et de son groupe de comploteurs-amis à l'égard de ces mastodontes d'aujourd'hui. Avec de tels choix politiques et économiques sont ainsi creusées, d'une manière inédite, les inégalités dans tous les domaines de l’activité nationale.


A cet égard, quoi qu'il s'en défende, puisqu'il fut élu pour empêcher cela, de facto, Emmanuel Macron prépare l'arrivée au pouvoir de Marine Le Pen. En annihilant le pouvoir d'action des députés, en snobant les syndicats, le Président, son équipe et ses visiteurs-conseillers du soir renforcent une colère immense préparant un tsunami dans la société. Avec sa méthode au dédain revendiqué (qui se voudrait à la Bonaparte), il va multiplier les abstentions aux élections futures comme Jésus les petits pains. Et donc favoriser les succès de l’extrême droite.


Ainsi, toutes les "cultures" de la barbarie retrouvent vie dans ce bain de jouvence. Ainsi les inégalités dans la mondialisation capitaliste sont pensées comme devant être réglées sans état d'âme, au nom d'une "pureté" estampillée vitale. L'apostrophe fameuse du député du Rassemblement national Grégoire de Fournas : « Qu'il retourne en Afrique !», adressée au député insoumis Carlos Bilongo, en novembre 2022, en pleine séance de l'Assemblée nationale, en dit long sur la renaissance à voix haute de l'exclusion raciste vécue comme une nécessité par le parti lepéniste. Quelles que soient les fanfreluches dont ils habillent leurs discours.


La pureté est un fantasme


Les idéologies qui sous-tendent ces manières de comprendre le monde, mettent à la poubelle tout ce que la paléontologie, l'anthropologie et les sciences du vivant nous ont appris. Et celle-ci, fondamentale : la pureté est un fantasme.


Depuis l'irruption du premier hominidé (Sahelanthropus) il y a sept millions d'années dans ce qui est aujourd’hui le Tchad, jusqu'à la naissance de monsieur de Fournas, notre espèce, de sa naissance à aujourd'hui, fut nomade accomplie.

Les humains n'ont eu de cesse de se mélanger, d'échanger, de migrer. Neandertal et Cro-Magon ont même convolé en justes noces. Quand, parfois, le capitalisme et ses hommes décident d'utiliser l'outil dévastateur du racisme, de l'inégalité déifiée, de la répression féroce et du fascisme (cette tentation est constante dans leur histoire), c'est que grand est le danger de la mise en cause de leur pouvoir.


Nombre de scientifiques ont dénoncé les bases théoriques de l'idéologie mortifère de la concurrence à la sauce du darwinisme social. Ils ont condamné une telle perversion de la théorie de l'évolution.

L'historien des sciences Patrick Tort a démonté ces manipulations idéologiques. D'après ses études, la civilisation, née de la sélection naturelle des instincts sociaux et de l'intelligence, promeut au contraire la protection des faibles à travers l'émergence des sentiments affectifs, du droit et de la morale, partie prenante de l'évolution.

Le théoricien de l'anarchie, Kroptokine, remarquait de son côté avec justesse que les espèces les mieux adaptées ne sont pas nécessairement les plus agressives. L'évolution aurait plutôt comme moteur la socialisation et l'entraide mutuelle, soulignait-il.


Les fous du Veau d'or tracent, eux, un trait d'égalité entre concurrence et émulation. Or si l'une crée violence et guerre, l'autre suppose coopération.

L'humanisation, n'est-ce pas réduire la part de la concurrence au profit d'une amélioration du travail en commun, de l'échange ? N'est-ce pas, par exemple, organiser l'intégration des plus faibles, des handicapés ? Face à la montée de la barbarie, ici et partout ailleurs, ne s'agit-il pas de répondre par l'arme du collectif ? La concurrence ne nous mène-t-elle pas à la violence de tous contre tous alors que la mise en commun des savoirs et des intelligences trace la voie de la paix ?


Les Thénardier de Bruxelles


Cette conception de la concurrence comme moteur essentiel des activités humaines, qui a enchanté les idéologues du capitalisme depuis sa naissance, scande toujours, aujourd'hui même, les rêveries de nombre de commissaires de l'Union européenne. Où pourrait-on traquer les espaces publics qui échappent encore à la mise en concurrence ? Voilà de quel questionnement est forgé leur imaginaire. Et ces chevaliers de la Table ronde du capitalisme financiarisé multiplient les admonestations pour l'extension du champ de la concurrence dans tous les États de l'Union. Nous ne comptons plus le nombre de leurs mises en demeure, par exemple, sur la question de la santé, avec une invariable formulation : améliorer l’efficacité des systèmes de santé européens ; soutenir la modernisation de leurs infrastructures.


Mais quand ces appels sont traduits et confrontés à la réalité, cela signifie diminution du nombre de lits d’hôpitaux, baisse des dépenses de santé et même transfert au privé de la Recherche publique dont les moyens sont désormais exsangues. Nombre d'Instituts, de centres de recherche comme ceux de la lutte contre le cancer, les maladies orphelines, les maladies infantiles, etc., sont obligés de faire la quête. Leur liste est impressionnante ; Pasteur, Villejuif, Téléthon, Sidaction, Pièces jaunes et j'en passe. Il ne s'agit pas de critiquer ceux qui font preuve d'empathie en souscrivant (j'y participe moi-même). Mais ce qui est condamnable, c'est la sollicitation de la générosité collective alors que l’État se désengage au même rythme, et que le niveau d’imposition des grandes sociétés pharmaceutiques frise le ridicule.


Fernand Léger, Les Constructeurs (1950) (c) Musée Fernand Léger


Faire dérailler le train du public


L'une des dernières sommations de ces artilleurs-commissaires de l'Union Européenne est d'exiger la mise en compétition du public et du privé sur les rails de notre SNCF et de notre RATP. Pour les Thénardier de l'UE -plus dogmatique tu meurs !-, il n'existe pas de petits profits et leur haine du bien commun est sans limite.

Ce vent mauvais emporte tout et il souffle en rafales depuis le tournant de la rigueur en France, en 1983. La fascination pour le TINA (There is no alternative) de Madame Thatcher a dissous toutes les convictions, y compris celles, brinquebalantes, de la social-démocratie. Et depuis, ils démantèlent à tout va. Au nom de la sempiternelle efficacité…


L'idée que la concurrence ferait baisser les prix et améliorerait la qualité du service produit est brandie à tout bout de champ par les gourous du capitalisme financiarisé. Voici sa traduction en langage technocratique : « La Commission veille à l'application directe des règles européennes de concurrence, définies dans les articles 101 à 109 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), en collaboration avec les autorités nationales. Elle entend ainsi améliorer le fonctionnement des marchés européens, en garantissant une concurrence juste et équitable, fondée sur le mérite, entre les entreprises. Le respect de ces règles profite aux consommateurs, aux entreprises et à l'ensemble ».


Évaluons tout d'abord le poids des mots employés dans ce document officiel. Les citoyens européens ne sont considérés que comme des consommateurs. Cela en dit long sur la conception de l'homme comme unidimensionnel (voir Herbert Marcuse), réduit à une fonction congrue par ces réducteurs de tête de la Commission européenne. Guy Debord n'aurait fait qu'une bouchée de cette sténose idéologique. Dans sa célébrissime Société du spectacle, il explique : « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on voit est son monde. »


De fait, même si l'on acceptait cette conception rabougrie de l'homme par ces commissaires, créer un bénéfice pour les "consommateurs", l'affirmation est contredite par la réalité, qui n'est pas seulement comptable.

En Grande Bretagne, par exemple, le "bénéfice" de l'extension de la concurrence aux chemins de fer se traduisit par des déraillements inédits et meurtriers. Le désastre de cette privatisation du rail fut tel que les Tories eux-mêmes durent faire machine arrière. Ce n'est que devant le haut le cœur de l'opinion que le sectarisme des partisans du tous concurrents dut, en partie, céder.


Sur ce même secteur public d'activité, dans notre pays, la SNCF se voit aujourd'hui mise en compétition avec des compagnies privées étrangères qui vont pouvoir profiter de nos investissements réalisés grâce à nos impôts en ce domaine. Juteuse cueillette pour quelques-uns des fruits d'arbres plantés par tous. Cela ressemble fort à un hold-up, à l'égal de celui des autoroutes privatisées.


Le professeur d'économie Emmanuel Combre est lui aussi partisan d'une théorie où la concurrence sublime notre société. Il nous donne à voir, avec l'exemple du rail, l'idéologie qui sous-tend le discours de la Commission européenne : « la meilleure façon de limiter la dépense publique, c’est de mettre en concurrence les opérateurs dont le gagnant sera le moins disant, celui qui fera en sorte que ses coûts d’exploitation soient les plus faibles possible et donc, finalement, celui qui demandera à la région la compensation la plus sage. Voilà pourquoi, en France, les régions ouvrent leurs services conventionnés à la concurrence pour le marché. Le gagnant de cette mise en concurrence sera le contribuable. » (4)


Il est un absent de marque dans tous ces raisonnements. Comme dans le Tartuffe de Molière, on ne parle que de lui, mais il n’apparaît qu'au troisième acte. Il s'agit du PROFIT cette notion centrale dans les systèmes capitalistes, celui des GAFAM ou celui, avec des variantes, de l’État chinois.

Cela étant posé, les idéologues de la concurrence à tout crin peuvent être mis en déséquilibre théorique par ceux qui les fascinent tant, les plus puissants des capitalistes eux-mêmes.


Un événement récent nous le démontre, à la perfection. Bernard Arnault vient de virer le directeur de la rédaction des Échos, car celui-ci a laissé passer une critique élogieuse du livre d'Erik Orsenna, Histoire d'un ogre. Un ouvrage qui raconte... la saga Bolloré, pourtant l'un des 'concurrents' directs de Bernard Arnault. Pourquoi une telle attitude (qui en dit long sur la liberté de la presse, à la sauce des milliardaires) ? Car leur affrontement « ne l’empêche pas de négocier avec lui le rachat de Paris Match et du JDD ! », remarque la nouvelle secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, qui rapporte le fait dans L'Humanité Magazine du 25 Mars. « La concurrence ne suffit pas à protéger l'information face aux puissants qui savent toujours privilégier leurs intérêts de classe », remarque-t-elle.

La théorie de M. Combe sur les bienfaits du capitalisme, dont le moteur serait la sacro-sainte concurrence se fracasse donc sur ces "durs pépins de la réalité" : les intérêts de classe !


Brader la qualité


L'extension du domaine du capitalisme dans le secteur des transports ne s'arrête pas en si profitable chemin. À partir du 1er janvier 2025, une partie du trafic de la RATP va s’ouvrir, elle aussi, à la concurrence ! La loi Orientations des mobilités de 2019 le prévoit. L’entreprise publique elle-même sera démantelée.

La RATP va faire de toutes ses lignes des filiales pour les livrer au marché, en commençant par les 341 lignes de bus qui seront vendues à des entreprises privées, à la découpe, en fonction des appels d’offres. Parfois la RATP obtiendra la délégation de service public pour exploiter la ligne, parfois ce sera une entreprise concurrente. Il n'y a pas de petits profits pour les Thénardier.


La RATP perdrait ainsi progressivement plusieurs milliers de salariés (sur 45.000 actuellement). Voici venue la fin programmée du statut des agents du service public, dans ce secteur comme dans tous les autres.

La concurrence entre les opérateurs entraînera également le nivellement des salaires et des droits vers le bas. Mais les filiales non-rentables (sûreté et gestion des infrastructures) devraient rester publiques et financées par le contribuable.

L’État et la Commission de Bruxelles sont les organisateurs de ces braquages du bien commun.


Une autre conséquence de la concurrence comme mode de gestion atteint, de plein fouet, la qualité du service rendu. Pour diminuer les coûts de production et obtenir les marchés, les compétiteurs s'organisent en confiant nombre de chantiers à la sous-traitance, qui n'hésite pas à utiliser des sans-papiers, véritables esclaves taillables et corvéables à merci.


La qualification des travailleurs de la sous-traitance n'est pas toujours au rendez-vous. C'est le cas, notamment, dans l'industrie nucléaire. Sébastien Menesplier et François Duteil, l’actuel et l’ancien secrétaire général de la Fédération nationale de l'énergie CGT ont analysé ce phénomène dans un livre récent (5). A partir de l'expérience des salariés, ils constatent : « Nous disons qu’il faut un statut de l’énergéticien pour l’ensemble des salariés de la filière. Au début de la sous-traitance, des tensions dangereuses entre salariés ont pu apparaître : les agents EDF d’astreinte devaient par exemple régulièrement pallier les manques d’exigence d’EDF dans la formation des salariés de la sous-traitance, qui eux-mêmes vivaient des conditions de travail extrêmement pénibles, avec de multiples passages d’un chantier à un autre. Avec les luttes communes pour les conditions de travail est venue la conscience d’une convergence d’intérêts contre le dumping social et la désorganisation des collectifs de travail. »

Leur constat est sans appel. Si la France souhaite maîtriser au mieux la production de l’énergie atomique, il est obligatoire de changer de politique et d'abandonner la dangereuse notion de concurrence qui suppose lutte pour la diminution des coûts de production au détriment de la qualité des installations et donc de la sûreté nucléaire. A cet égard il est particulièrement troublant de voir les tentatives du pouvoir pour gérer, à sa manière, l'instance indépendante de sûreté nucléaire, élément clé de la qualité de fonctionnement et de la sécurité des centrales !

Les deux auteurs débusquent les causes du mal : « La recherche du profit a mis toutes les entreprises en difficulté. On ne peut pas demander à une entreprise de licencier, de faire des économies et de répondre aux plus hautes exigences de qualité dans la production de pièces pour les centrales nucléaires. Les partenariats public-privé (PPP) portent la même contradiction. Les deux partenaires ne jouent pas sur le même tableau, les logiques de profit et de service public sont incompatibles. »


Dans cette industrie, où le service public a été tronçonné, l'utilisation d'entreprises sous-traitantes dans ces constructions sensibles a créé de telles malfaçons, notamment dans le travail de soudure sur des éléments clés des centrales, que celles-ci se retrouvent aujourd'hui à l’arrêt et la perte de qualité des spécialistes du nucléaire est patente. Les entreprises du secteur sont désormais obligées de recruter des soudeurs spécialisés venant des… États-Unis ! Rappelons que 7.000 salariés de ce domaine particulièrement exigeant ont été licenciés en quinze ans.

A l'époque du CEA et de l'EDF, services publics, ce genre de déficiences n'existait pas. Et la qualité du service rendu était au rendez-vous.


Le capitalisme financiarisé a donc programmé la mise à mort des services publics. La société qui en résulte et dont on peut prédire la pérennité, a pour leitmotiv : tant pis pour les pauvres, les faibles, les laissés pour compte. Dans un premier temps. Puis, la seconde étape laissera sans voix des couches sociales qui croyaient échapper au pire.

Cette nouvelle étape du capitalisme s'inspire clairement du darwinisme social.


Le sens de l'empathie


« Une autre société est possible ! », clament les citoyens manifestant dans nos rues. Ce désir de changement est porté par une autre conception de l'histoire des hommes. Il est issu d'un univers culturel où l'empathie, la coopération et l'émulation remplacent la concurrence comme source d'inspiration. Pour paraphraser l'un des slogans préférés des protestataires : "concurrence partout, humanité, nulle part".


Cette reconnaissance de l'empathie dans le processus de l'évolution représente une avancée considérable dans la compréhension de ce phénomène complexe et toujours à l'action. Elle rend, par exemple, caduques les théories du Père fondateur de la théorie libérale, Thomas Hobbes, et de ses continuateurs contemporains. (6)


Aujourd'hui nombre d'études et de recherches scientifiques affirment que l'empathie a joué un rôle clé dans l'évolution des espèces et dans leur adaptation (Darwin évoquait lui-même cette influence avec son concept, proche, de « sympathie »). Par exemple, le primatologue et éthologue néerlandais Frans de Waal, parmi d'autres chercheurs, explique que ce sentiment qui nous pousse à nous intéresser à l'autre, court l'évolution depuis des millions d'années. (7)


Le primatologue Frans de Waal explore les privilèges et les coûts du pouvoir tout en établissant des parallèles surprenants entre la façon dont les humains et les primates choisissent leurs dirigeants. Ses recherches révèlent certaines des capacités inattendues des mâles alpha - générosité, empathie, voire maintien de la paix - et éclairent les luttes de pouvoir des politiciens humains.


Cette manière particulière d'éprouver ces sentiments et de les intégrer dans son univers n'est pas seulement humaine, c'est également celle des primates, celle des dauphins, des éléphants. « Nous sommes des mammifères, des animaux dotés d'une vocation maternelle obligatoire. L'attachement a pour nous une incroyable valeur de survie, le lien essentiel entre tous étant celui qui unit la mère et sa progéniture. Ce lien fournit le modèle évolutionniste de base à tous les autres attachements, parmi lesquels ceux entre adultes », remarque Frans de Waal.


La connaissance de ce fait, qui va à contre-courant des idées reçues, est l'objet d'une bataille multiforme menée par les idéologues qui s'auto-désignent "libéralistes". Si l’on veut décoder l'appellation, il s'agit ici de la liberté du renard dans le poulailler. Et nous comprenons bien pourquoi il en est ainsi. Car si, de tous temps, ce n'est pas la concurrence qui mène le monde, si ce caractère n'est pas inscrit dans notre nature, dans notre hélice génétique, alors la voici issue de notre culture. A ce titre, elle peut être défaite et une culture peut en remplacer une autre, car les civilisations meurent aussi.


A l'évidence, la bataille autour des concepts de concurrence et de coopération produit des effets jusque dans le camp dit "libéral" qui évoquent souvent cet aphorisme du "tout le monde est dans le même bateau", ou bien de la nécessaire communauté des "partenaires sociaux".


Ces concepts, repris depuis si longtemps, chantés sur tous les tons en toute ingénuité (?) et martelés aujourd'hui par tous les médias mainstream, ont marqué les consciences et fait apparaître la concurrence comme l'outil "naturel" et privilégié du succès. Il englue notre corpus idéologique. Il pollue nos activités, du travail jusqu'à celles du divertissement. Leur effet est, à mon sens, de voiler l'essentiel, celui de la domination de classe, de genre, celui de l'opposition frontale et multiforme, entre les salariés et le patronat, entre le patriarcat et l'universel. Mais, d'une certaine manière, ce tour de passe-passe représente l'hommage du vice à la vertu. Comme une nécessité de masquer l'affrontement par les concepts de l'adversaire. Bertold Brecht a parfaitement résumé ce double jeu avec cet aphorisme fulgurant : « Viens m'aider à faire un civet, dit le chef cuisinier au lièvre. »


L'entraide, la coopération, la collaboration entre les producteurs, les citoyens, restent heureusement, malgré les coups de boutoir dont ils sont l’objet, d'actualité dans l'imaginaire collectif. Les scientifiques nous expliquent qu'Homo erectus n'a pu devenir Homo sapiens sapiens qu'en pratiquant cette coopération. Cette mise en commun des projets et des outils permit notre développement plutôt que la concurrence des individus. Et cette démarche a prouvé son efficacité dans de multiples domaines.


Il en est un où il produit des effets directement observables, c'est celui de l’éducation. Au fil des discussions que nous avons menées, ma belle-fille Hasina et moi, je me suis aperçu du rôle que joue cet esprit de collaboration en pédagogie. Hasina, pour ses études universitaires afin de devenir maître des écoles, a travaillé des dizaines d’expériences et nombres d'études de chercheurs sur ces méthodes en didactique et en pédagogie. (7) Cette coopération, qui met l'accent sur le collectif plutôt que sur l'individuel, présente de tels avantages dans l'enseignement, qu'elle a obtenu droit de cité dans les "instructions officielles" du ministère de l’Éducation nationale. Ainsi, « l’élève sait que la classe, l’école, l’établissement sont des lieux de collaboration, d’entraide et de mutualisation des savoirs. Il aide celui qui ne sait pas comme il apprend des autres. L’utilisation des outils numériques contribue à ces modalités d’organisation, d’échange et de collaboration. » (8)


La question qui me vient immédiatement à l'esprit est la suivante : pourquoi ce qui est valable pour ce ministère et pour ce secteur clé de notre vie sociale, ne le serait pas pour celui de l’Économie et des Finances et de son champ d'activité ? Pourquoi ne pas étendre cette mise en commun des forces et des savoirs dans l'économie et donc, par exemple, stopper la destruction et la mise à l'encan des services publics ?


Deux chercheuses en sciences de l’éducation, parmi tant d'autres, les Canadiennes Joan Gamble et Eve-Lyne Rondeau expliquent : « L’apprentissage coopératif est considéré comme une forme d’organisation de l’apprentissage et du travail qui privilégie les interactions entre pairs et le travail d’équipe. L’élève construit ses apprentissages et sa représentation de la réalité au fil des interactions avec ses pairs. Il discute, compare et confronte ses points de vue avec ceux des autres, etc. Ce modèle d’enseignement vise le développement des structures cognitives en permettant à l’élève d’intérioriser ce qu’il a expérimenté avec ses pairs. Il vise également le développement d’habiletés sociales et interpersonnelles et la responsabilisation des élèves, ce qui facilite le travail et la vie en groupe ». (9)


Pour devenir sapiens sapiens, homo erectus a pratiqué la mise en commun des savoirs, l'échange des techniques, l'entraide face à l'adversité. Pour poursuivre notre humanisation, alors qu'il ne nous reste que peu de temps, de toute urgence inventons des sociétés où « le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous », comme le proposait Marx dans Le Manifeste communiste .


Commun, tu as de beaux yeux, tu sais !


Michel Strulovici

Photo en tête d'article : Ilse Leenders, photo issue de la série Tokyo Monogatari (2008). https://www.ilseleenders.com


NOTES


(1). Il suffit de voir comment Vincent Bolloré tente d’avaler l'ensemble des éditions indépendantes françaises, historiquement les plus importantes, comme Hachette. Et pour se faire, il est entré en négociations avec la holding du tchèque Daniel Kretinsky.(voir L'Humanité, 31 mars 2023). Le milliardaire ultra-réac qui possède chaînes de télé et radios avance, à marche forcée, vers la maîtrise de pans entiers de notre vie culturelle.

Rappelons que 80% de la presse quotidienne française appartiennent à 11 milliardaires. Et ceux-ci maîtrisent près de 70% de l'audience des télévisions et près de la moitié de celle de la radio ! Ces Citizen Kane à l'ère des manipulations de l'Intelligence artificielle, ça craint !


(2). Bernard Stiegler, La disruption. Comment ne pas devenir fou, éditions Les liens qui libèrent.


(3). Herbert Spencer (1820-1903) est un philosophe et sociologue anglais. Son nom est associé à l'application des théories de Charles Darwin à la sociologie, et donc au darwinisme social, même si les partisans de ces théories rejettent ce terme, lui préférant celui de spencérisme. Il popularise par ses publications l'idée d'évolution et de survie des plus aptes (survival of the fittest). (Wikipedia)


(4). Interview accordée au magazine Le Revenu, 25 mars 2023. Emmanuel Combre conclut par ces mots que Marx ne renierait pas : « L’État dans un modèle libéral a un rôle à jouer, celui de permettre à l’initiative privée de se développer. »


(5). S. Menesplier et F. Duteil,Le Nucléaire par ceux qui le font. Paroles de salariés, éditions Arcan 17, février 2022.


(6). Thomas Hobbes écrivit dans Le Léviathan que dans l'« état de nature » ,les hommes cherchent uniquement à assurer leur propre préservation, par tous les moyens nécessaires. Ils n'obéissent qu'à ce qu'il appelle leur droit naturel : le fait que chacun ait la liberté totale d'utiliser sa puissance par n'importe quel moyen afin de se préserver lui-même et de préserver sa propre vie. Il en résulte, selon Hobbes, qu'une telle société est en situation de chaos et de guerre civile.


(7). Frans de Waal, L'âge de l'empathie, Actes Sud, 2017. Frans de Waal indique notamment comment ce mécanisme joue dans l'évolution : « Elle débuta probablement avec l'apparition des soins parentaux. Pendant deux cents millions d'années d'évolution des mammifères, les femelles sensibles à leur progéniture se reproduisirent davantage que les femelles froides et distantes. (...) Les femelles qui ne réagissaient pas ne propagèrent jamais leurs gènes. » (p. 105).


(8). En France, la Fabrique des communs pédagogiques (association-loi 1901) promeut ainsi un dispositif d’action publique pour rendre possible la mise en action de communautés dans l'éducation.


(9). Ce rapport gagnant-gagnant est étudié dans de très nombreux livres de chercheurs. Je n'en citerai qu'un : La coopération entre élèves. Cet ouvrage de Sylvain Connac (éditions Canopée) analyse plus d'une centaine d'expériences et de travaux qui font référence.

Dans la préface de cette étude, le célèbre professeur en sciences de l'éducation, Philippe Meirieu souligne l’aspect positif de cette manière d'enseigner tout en soulignant la nécessité « de clarifier sans abolir tout imprévu. Construire des situations rigoureuses, mais sans anticiper sur ce que chacun et chacune pourra y découvrir. Proposer des contraintes fécondes qui invitent à créer mais sans assigner les sujets à une création standardisée. Organiser pour libérer. Assumer l’humilité du « bricolage pédagogique », loin des songeries de l’enfance enrégimentée dans des « utopies de la coopération idéale ».


A suivre (20 avril) : "La nouvelle ache de Noé"


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