Álvaro Uribe : l'incroyable impunité du "Président Téflon".
- Jean-Marc Adolphe

- il y a 2 jours
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L'ex-président colombien Álvaro Uribe. Photo DR
À chaque scandale, il s’en sort. À chaque accusation, il rebondit. Álvaro Uribe, parrain politique du paramilitarisme et figure sombre de la Colombie contemporaine, vient encore d’échapper à la justice. Soutenu par Washington, "l’Intouchable" incarne cette impunité d’État où narcotrafic, répression et pouvoir se confondent. Même si la Juridiction Spéciale pour la Paix, issue de l'accord de paix signé en 2016, vient de prononcer ses premiers jugements...
Álvaro Uribe. Son nom, on l’a fréquemment cité au tout début des humanités, en mai 2021, alors que l’on chroniquait l’important mouvement social en Colombie ("Paro nacional") et la féroce répression qui lui fut opposée : plus de 70 morts (notamment à Cali, parmi les jeunes manifestants de Primera linea) selon l’ONG Temblores, au moins 2.300 blessés, dont plus de 100 blessures oculaires graves provoquées par les tirs des forces antiémeute, et 22 cas certifiés de violences sexuelles commises par la police contre des manifestantes. Malgré l’ampleur des abus documentés par l’ONU, Amnesty International et Human Rights Watch, ces violences policières n’ont été suivies d’aucune poursuite judiciaire. Une véritable culture de l’impunité, dont le plus flagrant symbole est l’ex-président Álvaro Uribe, surnommé en Colombie "El intocable" (l’Intouchable), ou encore le "président Téflon", tant il a politiquement survécu à de nombreux scandales et accusations. .
A l’époque du Paro nacional, Álvaro Uribe n’était plus directement aux affaires (son dauphin à la présidence colombienne s’appelait Ivan Duque), mais il était bien celui qui, dans la coulisse, tirait les ficelles. Et le « gouvernement des assassins » qui répondait à ses ordres de « nettoyage social » était grandement inspiré par les "recommandations" d’un intellectuel chilien ouvertement néo-nazi, comme on l’avait alors révélé (1).
Le pédigrée criminel d’Álvaro Uribe, sur fond de collusion avec le narcotrafic et des milices paramilitaires d’extrême-droite, a été soigneusement décortiqué par la série Matarife du journaliste et avocat Daniel Mendoza (ICI) et par de nombreux articles. On ne retiendra ici que le plus saillant : l’affaire des « faux positifs » (falsos positivos). Sous la présidence d’Uribe, entre 2002 et 2010, environ 6.400 civils colombiens ont été exécutés par l’armée, puis présentés comme des guérilleros tués au combat, afin d’augmenter artificiellement les bilans militaires et satisfaire les exigences du programme de "sécurité démocratique" lancé par Uribe. Les victimes, souvent des jeunes hommes issus de milieux pauvres, étaient recrutées sous de faux prétextes de travail, puis tuées et déguisées en combattants, avec armes placées à côté de leurs corps. Ces meurtres étaient encouragés par un système de primes et de récompenses financières et administratives.

Manifestation en 2017 à Antioquia, dans le fief d'Uribe, pour réclamer la vérité sur les "faux positifs". Photo Verdad abierta
Le général Mario Montoya Uribe, chef d’état‑major pendant la période des assassinats, a été inculpé pour crimes de guerre. A ce jour, il n’a toutefois toujours pas été jugé, et Álvaro Uribe, véritable commanditaire de ces crimes, le défend bec et ongles. Aussi surprenant cela puisse-t-il paraître, Uribe n’a lui-même jamais été poursuivi pour ces exécutions extra-judiciaires. Enfin, si, à la marge : en 2018, une enquête a été ouverte pour subornation de témoins. L’affaire reposait sur ses manœuvres pour manipuler des témoins, notamment d’anciens paramilitaires, afin de dissimuler ses liens avec les milices d’extrême droite responsables de milliers d’exécutions dans les années 2000. En août dernier, il a été condamné à douze ans d’assignation à résidence (même pas de prison) dans sa luxueuse résidence de de Rionegro, à environ 30 kilomètres de Medellin. Patatras ! Ce 21 octobre, un juge du tribunal supérieur de Bogotá a annulé le jugement, estimant fort opportunément que les preuves audio et vidéo utilisées lors du premier procès étaient « juridiquement invalides », car obtenues selon une « méthodologie défectueuse ».
Alors que Trump vient d’accuser le président colombien de gauche d’être « un baron de la drogue », le chef de la diplomatie américaine, Marco Rubio, s’est promptement réjoui de l’annulation de la condamnation d’Uribe en affirmant que « la justice [avait] prévalu en Colombie (…) après des années de chasse aux sorcières politique ». Pourtant, un rapport de la Defense Intelligence Agency (DIA) des États‑Unis, déclassifié en 2004, cite Uribe comme le « narcotrafiquant numéro 82 » sur une liste de figures du trafic de drogue. Il y est décrit comme « collaborateur du cartel de Medellín » et « proche ami de Pablo Escobar ». Marco Rubio, ça ne le gène pas plus que ça…
A 73 ans, Álvaro Uribe envisage aujourd’hui de relancer sa carrière politique, à l’approche des prochaines élections en Colombie, en mars 2026 (législatives) et mai-juin 2026 (présidentielle). Nul doute qu’il bénéficiera d’un soutien appuyé de l’administration Trump. Il n’en a toutefois pas encore fini avec de possibles poursuites judiciaires. Certaines enquêtes restent ouvertes par le parquet colombien, dont certaines remontent à ses années de présidence (2002‑2010), et qui concernent des accusations liées aux paramilitaires, à des massacres et à des assassinats ciblés :
- Uribe est soupçonné d’avoir soutenu ou protégé la création du groupe paramilitaire “Bloque Metro”, actif dans le département d’Antioquia lorsque qu’il était gouverneur (1995‑1997). Ce groupe est accusé de multiples homicides et disparitions forcées. L’enquête est toujours en cours au sein du Parquet général (Fiscalía General de la Nación).
- Le nom d’Uribe figure dans des dossiers portant sur les massacres d’El Aro (1997) et de La Granja (1996), où des paramilitaires auraient bénéficié d’un appui logistique de la gouvernance d’Antioquia. Des ex‑chefs d’autodéfenses, comme Salvatore Mancuso, ont témoigné avoir reçu une aide indirecte de l’administration Uribe, notamment via des services de renseignement ou des forces locales.
- Uribe est également mentionné dans le cadre de l’assassinat de Jesús María Valle Jaramillo, avocat et militant des droits de l’homme, tué en 1998 à Medellín après avoir dénoncé les collusions entre armée, paramilitaires et autorités locales.
- Uribe est aussi impliqué dans le dossier du service de renseignement DAS, accusé d’avoir mené des écoutes illégales contre des journalistes, magistrats et opposants politiques entre 2007 et 2009.
Intouchable, jusqu’à quand ?
Après huit ans d'enquête, les premiers jugements de la Juridiction Spéciale pour la Paix
Pendant ce temps, la Juridiction spéciale pour la paix (Jurisdicción Especial para la Paz, JEP), une instance créée en 2016 dans le cadre des accords de paix signés entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC (2), a rendu ses premières condamnations majeures, après huit ans d’enquête et d’audiences.
La JEP a été instaurée en mars 2017 pour une durée maximale de vingt ans. Elle a pour mission d’enquêter, juger et sanctionner les crimes les plus graves commis pendant le conflit armé interne, qu’ils aient été perpétrés par des ex‑FARC, des agents de l’État (armée, police) ou des civils ayant collaboré au conflit.
Ses principaux objectifs sont : garantir le droit des victimes à la justice et à la vérité ; réparer les dommages subis ; lutter contre l’impunité ; favoriser une paix durable et la réconciliation nationale.
La JEP fait partie du Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non‑Répétition, aux côtés de la Commission de la vérité et de l’Unité de recherche des personnes disparues. Elle comprend cinq organes : les chambres de reconnaissance, qui identifient les responsabilités ; le tribunal pour la paix, qui statue sur les peines ; la chambre d’amnistie et de grâce ; la chambre de définition juridique ; l’unité d’investigation et d’accusation, qui instruit les dossiers des personnes refusant de reconnaître leurs crimes. Les peines, dites « sanciones propias », diffèrent du système pénal ordinaire : elles privilégient les mesures réparatrices plutôt que l’incarcération (travaux communautaires, actions de mémoire, recherche de disparus). Cependant, elles incluent aussi des restrictions de mobilité et de droits pendant une période déterminée, sous supervision judiciaire.
Deux jugements emblématiques sont intervenus en septembre dernier : le mardi 16 septembre, la JEP a condamné sept anciens chefs des FARC – parmi eux Rodrigo Londoño (Timochenko) – pour plus de 21.000 enlèvements commis entre 1993 et 2012.

D’anciens militaires du bataillon La Popa comparaissent devant la Juridiction Spéciale pour la Paix pour des exécutions extra-judiciaires
dites « faux positifs ». Photo Verdad abierta.
Deux jours plus tard, le 18 septembre 2025, le tribunal a rendu un second verdict contre douze militaires du bataillon La Popa impliqués dans les exécutions extrajudiciaires connues sous le nom de faux positifs, également qualifiées de crimes contre l’humanité.
Ces décisions marquent la première fois que les plus hauts responsables du conflit armé sont reconnus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité depuis la signature de l’accord de paix de 2016. Pour le président du tribunal, Alejandro Ramelli, ces verdicts représentent un changement de paradigme : il ne s’agit pas de clore, mais d’ouvrir une phase de vérité et de réparation. Les peines, dites « sanciones propias », ne prévoient ni prison ni privation totale de liberté. Elles reposent sur des travaux restauratifs : construction d’infrastructures communautaires, projets de mémoire, actions environnementales ou programmes de recherche de disparus. Les condamnés doivent reconnaître publiquement leurs crimes et œuvrer sous supervision judiciaire.
De nouveaux procès sont déjà en préparation, notamment dans le département de Casanare, situé dans l’est de la Colombie. En octobre 2025, la JEP a transmis au Tribunal pour la paix un dossier visant 19 militaires de la 16ᵉ brigade de l’armée, un ex‑chef régional du DAS (Département administratif de sécurité), et deux civils impliqués comme informateurs. Ces inculpés ont reconnu leur responsabilité dans la mort et la disparition de 318 victimes entre 2005 et 2008, crimes qualifiés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Parmi eux figurent le général Henry William Torres Escalante, ex‑commandant de la 16ᵉ brigade, et le lieutenant-colonel Henry Hernán Acosta Pardo, commandant du bataillon Ramón Nonato Pérez (Birno).
L’ONU salue un tournant historique pour la justice transitionnelle colombienne, mais de nombreux survivants dénoncent l’absence de justice réelle. Des mères de victimes de « faux positifs » et des familles d’otages reprochent à la JEP de favoriser l’impunité, estimant que ces peines symboliques ne compensent ni les morts, ni les disparitions. « La société a échangé la prison contre la vérité, mais cette vérité reste incomplète », résume un représentant des victimes. Les magistrats insistent cependant sur la complexité du processus : ces peines, inédites en Colombie, cherchent à réconcilier justice et paix. Les responsables qui refuseraient de coopérer ou mentiraient pourraient perdre leurs bénéfices. Pour le président du tribunal, Alejandro Ramelli, « aucune sentence ne rendra les vies perdues, mais elles peuvent reconnaître le mal et empêcher sa répétition ».
Jean-Marc Adolphe
(1). Voir "Colombie. Le gouvernement des assassins", publié sur les humanités le 24 mai 2021 : ICI.
(2). Pour l'Histoire : du 27 novembre au 24 décembre 2021, nous avons traduit et publié, sur les humanités, les 12 épisodes d'une enquête de Verdad abierta, média numérique d'investigation en Colombie, sur la mise en œuvre de l'Accord de paix. Publications à retrouver ICI.
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