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Élections municipales, alias foire d'empoigne

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Illustration Jean-Paul Van Der Elst pour Mediacites


À quelques mois du scrutin de 2026, les forces populistes — de La France insoumise au Rassemblement national — se lancent dans une offensive inédite pour conquérir les villes et transformer leur poids national en pouvoir local. Dans un climat de défiance démocratique, où la sécurité, la crise sociale et la colère contre les élites dominent, ces mouvements voient dans les municipales un terrain stratégique pour redessiner le paysage politique français. Entre désunion de la gauche, ambitions décuplées et électorats en recomposition, les prochaines élections s’annoncent comme un moment de bascule.


"Bon ! mon peuple ! bravement ! brise ces faux seigneurs ! fais ta besogne.

Sus ! sus ! pille-les, pends-les, saccage-les!..."

Victor Hugo, Notre Dame de Paris, 1832


A l'assaut ! Voici le cri de ralliement qui court les rangs des mouvements populistes de notre pays, à l'approche des élections municipales. Ce scrutin qui se tient habituellement dans des conditions plutôt feutrées, se transforme aujourd'hui en foire d'empoigne.


« Je souhaite ramener le peuple au pouvoir et ne pas laisser Marseille aux magouilleurs qui font du favoritisme et du clientélisme comme la ville en a toujours connu ». Cette déclaration au lance-flammes, le 16 novembre dernier, du député des Bouches-du-Rhône Sébastien Delogu, un proche de Jean Luc Mélenchon, donne le ton de l'offensive de La France insoumise dans toutes les villes de France, et particulièrement dans les municipalités gérées par des maires communistes, socialistes et écologistes. Des cités où, pourtant, ils participent souvent comme élus de la majorité à l'action municipale. Où, élus de la République, ils doivent leur poste de députés au ralliement, qui fait la différence au second tour, de ces forces déclarées aujourd'hui adversaires prioritaires. Mais, comme dit la maxime de Rabelais dans Gargantua, « l’appétit vient en mangeant, la soif s’en va en buvant ».


Cette explosion en vol de la traditionnelle bataille commune, même pleine d'accrocs, qu'ont connu depuis fort longtemps les partis de gauche, dans ce pays, a vécu. Pour les municipales de 2026, que ce soit à Marseille, à Paris, à Montpellier, Toulouse, Lyon, Grenoble, Montreuil, etc., La France insoumise s'apprête à présenter des listes autonomes dans la plupart des grandes villes : au 1er juillet 2025, 500 "assemblées municipales" étaient recensées pour entériner la présentation de candidats LFI (voir ICI).


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La Une de l'hebdomadaire Politis du 20 novembre 2024


Sur les villes de plus de 50.000 habitants, le « mouvement gazeux » (1) est en position de peser dans au moins 39 villes où le score obtenu aux législatives et au premier tour de l'élection présidentielles est supérieur ou égal à 25% et dans 28 villes où il dépasse 30%. L'objectif de LFI serait de gagner au moins une quarantaine de grandes villes avec des listes autonomes. Cette stratégie vise à capitaliser dans cette prise de municipalités, son succès aux élections précédentes, législatives et présidentielles. Un sacré tremplin.


Dans les plus pauvres des dix communes de 20.000 habitants et plus, de France métropolitaine (dont Roubaix, Grigny, Clichy sous Bois, Aubervilliers, La Courneuve, Perpignan, Saint Denis, Creil...), Jean-Luc Mélenchon a obtenu, au premier tour de la dernière élection présidentielle, plus de 50 % des suffrages exprimés. Son "plus petit"   score, 52,5 % à Roubaix. tandis qu’il dépasse les 60 % dans la moitié de ces villes. Les quartiers dits « populaires » des grandes métropoles ont donc largement plébiscité le leader de la France insoumise. Que ce soit dans les quartiers nord de Marseille, en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne, ou dans les banlieues populaires de Lyon (Bron, Saint-Fons…), de Lille, il caracole en tête. Dans certains quartiers de Roubaix, Jean-Luc Mélenchon, atteignait même jusqu’à 77 %. des voix.


Nous comprenons mieux les raisons électoralistes de Jean Luc Mélenchon dans sa volonté d'importer le modèle anglo-saxon du communautarisme et de flirter avec toutes les organisations islamistes qui prétendent représenter les six millions de Musulmans de notre société. Ce choix stratégique est payé de retour. Selon un sondage IFOP réalisé ce mois-ci pour la revue Écran de veille (ICI),  les électeurs musulmans, en particulier les plus jeunes, votent majoritairement pour La France Insoumise. Ce vote s'explique notamment par la forte mobilisation des jeunes musulmans, dont un tiers se considèrent comme proches des thèses islamistes, selon cette étude. Aux élections européennes de 2024, 62% des électeurs musulmans avaient déjà voté pour LFI, confirmant une tendance qui se maintient.


A l'autre bout du champ politique, les "nationaux-populistes" du RN, comme les nomme le dirigeant communiste Christian Picquet,  présentent un nombre record de têtes de liste pour ces municipales. Selon les sources les plus récentes, le parti lepeno-bardelliste a déjà désigné plus de 530 têtes de liste et pourrait en présenter jusqu’à 700 d’ici février 2026. Cette présence massive vise à renforcer son implantation locale et à transformer, lui aussi, ses bons résultats aux élections précédentes en victoires électorales, notamment dans le Sud du pays, dans des villes comme Toulon, Nîmes, Menton, Marseille, mais aussi à Lille. En 2020, ce parti n’avait soutenu qu’une vingtaine de listes sous ses couleurs... Julien Sanchez, directeur de campagne du RN, explique que « l’objectif principal n’est pas simplement d’avoir des candidats, mais d’être présents là où on a des gens compétents » (2).


Investissement populiste


Les partis populistes, qu’ils soient de droite extrême ou de gauche radicale, ont connu ces dernières années des succès spectaculaires en Europe, avec des partis comme le Rassemblement national (RN) en France, Alternative pour l’Allemagne, ou encore la Ligue en Italie. En France, ces futures élections municipales deviennent aujourd’hui, le terrain privilégié de leur expansion politique. Entre quête de pouvoir local, amplification de leur influence nationale, et capacité à mobiliser des électorats souvent délaissés, les mouvements nationaux- populistes et "gazeux" tracent leur sillon.


Jean Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite, chercheur attaché à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) écrivait il y a déjà sept ans : « les populismes exploitent la rupture perçue entre citoyens et élites, en revendiquant une représentation authentique du « peuple » que les grandes formations politiques auraient abandonnée » (ICI). Cette flambée populiste traduit effectivement un rejet de "l’establishment", l'élite et/ou l'oligarchie. La crise économique, l’insécurité économique et sociale,  les transformations culturelles et migratoires sont souvent les catalyseurs de cette défiance généralisée contre les institutions et les partis dits traditionnels.​


Dans un tel contexte, les élections municipales constituent un enjeu stratégique car elles incarnent une confrontation concrète entre ces forces populistes et le système en place. Leur implantation locale leur permet d’incarner une alternative de proximité, qui parle directement aux citoyens, et d’établir une base solide pour une conquête plus large. Les grandes villes, avec leur poids symbolique et leur potentiel électoral, deviennent aujourd’hui des cibles prioritaires. La stratégie populiste vise à installer un maximum de maires ou d’élus locaux en phase avec leur discours national. La ville de Béziers, sous la direction de Robert Ménard, illustre précisément cette dynamique : un maire populiste qui a ainsi renforcé son influence locale depuis plusieurs mandats. Ces figures locales revendiquent souvent une posture de « défenseur du peuple » face à des gouvernements perçus comme déconnectés. Et ça marche. Particulièrement en période de crise.


Déjà, au temps du Père Duchesne...


Ce type d'offensive n'est pas nouveau dans notre histoire nationale. Je dirai même qu'il a accompagné dès le début, la délégation de pouvoir et le premier parlement élu démocratiquement en France. Le premier angle d'attaque de ce populisme naissant fut l'accusation matraquée de « profiteurs »  pour condamner des élus de la Convention de la Révolution française. Si celle-ci a mis au centre de son imaginaire la souveraineté nationale, proclamant la légitimité de ce pouvoir, elle a été presque immédiatement traversée par des tensions et des suspicions envers les élus. La radicalisation des débats et l’instabilité institutionnelle ont nourri ces accusations de trahison, d’incompétence et de déconnexion, déjà, des intérêts populaires.


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La figure la plus emblématique de ce populisme naissant fut Jacques-René Hébert, passé à la postérité comme le chef des « enragés ». Membre du célèbre club des Cordeliers, Il a ensuite rejoint le club des Jacobins en janvier 1793, lorsque sa position politique s’est renforcée. Il en devient la figure marquante après l'assassinat de Marat, l’exécution de Danton et de Camille Desmoulins. Sa vigueur dénonciatrice, qui transformait tout désaccord en complot, en fit un terrible substitut du Procureur de la Commune de Paris, l'autre lieu du Pouvoir révolutionnaire.


Il devait cette autorité à ses talents de tribun, utilisant l'affect dans tous ses discours. Il le devait aussi à sa démagogie flamboyante comme tous le populistes dont il fut un des pères fondateurs. Sa popularité est liée également aux éditoriaux de son très diffusé brûlot, Le Père Duchesne. Il y fut, en quelque sorte, un des premiers créateurs de «  fake news ».


Il usa et abusa de la tactique du bouc émissaire jusqu'à mettre en cause Robespierre et le comité de Salut public et, surestimant ses forces, il en finit sur l’échafaud. Cette manière d'exister politiquement jusqu'à l'excès reste un classique pour tous les populismes d'aujourd'hui.


Je ne prendrai qu'un exemple de la méthode incendiaire de Jacques René Hébert, agitant les clubs contre les élus de la Convention et cherchant à dissoudre ce pouvoir, élu au suffrage indirect, pour le remplacer par des clubs de parole qu'il pensait pouvoir maîtriser. Il se saisît ainsi, en juillet 1793, des défaites subies par les troupes révolutionnaires à la frontière Nord, menées par le général Custine, pour attaquer ceux qu'il appelait «  les intrigants » et les  « usurpateurs »  au sein de la Convention. Il le désigna comme traître dans un discours où l'émotion et les demi-vérités furent utilisées de bout en bout. Et Custine fut guillotiné. (3)


Au même moment, dans le Père Duchesne (n° 266), il enfonce le clou. Il transforme les revers de l'armée révolutionnaire en un complot, qu'il invente de toutes pièces, pour mener campagne contre la Convention. C'est en effet ce parlement qui nomma Custine commandant en chef des troupes du Nord et de l'Artois. Hébert écrit  : « Ainsi donc, foutre tandis que cet infâme brigand (Custine, ndlr) jetait de la poudre aux yeux de la Convention, et que certains badauds de la Montagne (il vise là, Robespierre, ndlr) dupes de ses singeries patriotiques, l’élevaient au-dessus des nous, il travaillait sourdement à la ruine de la France. » Tout comme naîtra un populisme d'extrême gauche, du même mouvement apparaîtra une haine, d’extrême droite, des élus révolutionnaires.


Dans ses Considérations sur la France, Joseph de Maistre écrit en 1796 : « Ce qui distingue la Révolution française, et ce qui en fait un événement unique dans l’histoire, c’est qu’elle est mauvaise radicalement ; aucun élément de bien n’y soulage l’œil de l’observateur : c’est le plus haut degré de corruption connu ; c’est la pure impureté. » Rivarol, ce brillant polémiste de droite, expliquait, lui, en 1789 : « Il y a deux vérités qu’il ne faut jamais séparer, en ce monde : 1° que la souveraineté réside dans le peuple ; 2° que le peuple ne doit jamais l’exercer » (4).


Que ce soit donc de gauche, pour en vilipender la corruption et la trahison, ou de droite, pour en dénoncer la corruption et la nocivité -car le chef a toujours raison-, les élus sont donc fracassés entre le marteau et l'enclume

Depuis cette nouvelle organisation politique de notre société fondée sur des représentants élus (d'une manière genrée puis universelle depuis la Libération), la haine à leur égard, leur déconsidération, la fabrication de leur illégitimité, la dénonciation de leur prévarication supposée, fut un des Beaux-arts pratiqué avec délectation.

 

Les élus contre le peuple


Cet antiparlementarisme déstabilise les pouvoirs élus et laisse planer le doute sur l’honnêteté des édiles de la République. Maurice Barrès, ce maître à penser de la droite nationaliste des débuts du XXe siècle, dénonçait ainsi notre démocratie : « Ce parlementarisme où l'on distribue les places sans tenir compte du talent, où l'on pousse aux événements sans souci de l'avenir, où l'on sacrifie toujours le bien public à des intérêts privés » (5).


Parfois ces accusations renvoient à la réalité et alimentent la défiance. Il en est ainsi du scandale du trafic des décorations (1887-1888). Cette affaire, qui défraya la chronique lors de la Présidence de Jules Grévy, révéla  un système de trafic autour de la Légion d’honneur, impliquant notamment des militaires de haut rang et des députés. Il y eut également l'affaire Stavisky, ce scandale politico-financier qui éclata en janvier 1934. Alexandre Stavisky, escroc notoire, avait mis en place un système de fraude complexe, notamment au Crédit municipal de Bayonne, avec la complicité de plusieurs élus dont le député-maire de cette ville. L'extrême droite maurassienne en profita pour dénoncer « la Gueuse », c'est à dire notre système démocratique, et tenta un coup d’État avec ses émeutiers marchant sur le Palais Bourbon, le 6 février 1934. En pleine guerre d'Indochine, en 1950, éclata encore l’affaire dite des piastres, important scandale financier et politique (6). Henri Letourneau, ministre des États associés d'Indochine dut démissionner. Les généraux Revers, chef d'état-major de l'Armée de terre française et le général  Mast furent mis en cause. De même que le parti du général de Gaulle, le RPF (7).


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Pierre Poujade, lors du Congrès de l'UDCA à Angers, en juin 1958.


Aussi n'est-il pas étonnant que, sorti des tréfonds de la France profonde, un démagogue fasse irruption qui donna son nom à un mouvement populiste de grande ampleur, le poujadisme. Pierre Poujade, libraire-papetier à Saint-Céré, conseiller municipal, se fit connaître en 1953 en menant une révolte locale contre les contrôles fiscaux et les impôts. Il créa, dans la foulée, l'Union de défense des commerçants et artisans (UDCA). Ce mouvement prit rapidement de l'ampleur. La vraie cible de Poujade, se révéla être le Parlement de la IVe République. Il sut cristalliser alors le rejet des élites politiques et intellectuelles, en maniant l'anti-parlementarisme, le nationalisme et, quelle surprise, l'antisémitisme. Voyez comment il s'en prend à Pierre Mendes-France, alors Premier ministre, en en 1955 : « C’est toi, le raciste ! Parce que tu n’as pas voulu te mélanger, tu es venu te mettre dans la communauté française, tu es venu profiter de la communauté française, de tout ce qu’elle t’a apporté, de cette générosité, tu en as profité, tu t’es enrichi, tu t’es développé et tu es resté là, dans ta secte ! »

Depuis la Libération et hors les tenants malheureusement graciés de la collaboration, personne n'avait jamais revivifié, de cette manière, l'antisémitisme dans ce pays. Depuis, certains ont repris le flambeau...

Le mouvement poujadiste obtint, en 1956,  un succès électoral important avec 52 députés élus dont, notamment, un certain Jean-Marie Le Pen.


Depuis, de nombreuses affaires ont défrayé la chronique politique sous la Ve République, mettant à mal l'image  des élus au service de la nation et de la démocratie, de l'affaire Boulin sous Pompidou aux affaires Sarkozy. (8) En plus de ces accrocs aux nécessaires vertu et intégrité, nombre d'élus ont participé à un véritable coup de Trafalgar contre l'essence même de notre système démocratique. Des parlementaires contournèrent ainsi, en 2007, le « non » majoritaire au référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Cet assassinat de la volonté populaire a laissé des traces indélébiles et Lady Macbeth a beau tenter de se débarrasser du sang tâchant ses mains, rien n'y fait. Aussi ne faut il pas s'étonner que cette érosion démocratique donne des résultats glaçants dans le dernier baromètre annuel de la confiance politique du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), publié le 11 février dernier.

 

Un cocktail explosif


Les analystes du CEVIPOF titrent leur étude : « Le grand désarroi démocratique ». Ils remarquent dans leur introduction : « La France se distingue par son niveau de confiance extrêmement faible envers la politique. Seuls 26 % des Français déclarent avoir confiance dans la politique, contre 47 % en Allemagne et 39 % en Italie. La défiance est particulièrement marquée envers le gouvernement, qui n'inspire confiance qu'à 23 % des Français, contre 38 % en Allemagne et 35 % en Italie ».


La bataille culturelle menée par les divers populismes, à coups de fake news s'il le faut, multiplient l'effroi des Français. Cette amplification du pire, voilà la mission de tous les médias de la galaxie Bolloré-Stérin et leurs amis milliardaires alliés à tous les réseaux des GAFAM  qui font passer pour indigents les papivores de ma jeunesse, comme l'était Robert Hersant. Si l'on y ajoute la crise sociale due à la dogmatique politique dite de « l'offre » suivie, avec une obstination remarquable, par les divers gouvernements macronistes, le cocktail devient explosif.  Puisque la démocratie parlementaire donne des résultats si insatisfaisants (seuls 28 % des Français estiment que la démocratie fonctionne bien), puisque nul "décideur" ne nous écoute, essayons autre chose, pensent nombre de nos concitoyens. Les chercheurs du CEVIPOF le soulignent dans leur étude :« le baromètre met en évidence une montée de l’attrait pour un pouvoir plus autoritaire : 48 % des Français estiment que "rien n'avance en démocratie, il faudrait moins de démocratie et plus d'efficacité" ; 41 % approuvent l’idée d’un "homme fort qui n’a pas besoin des élections ou du Parlement", un score inégalé depuis 2017 ; 73 % souhaitent "un vrai chef en France pour remettre de  l’ordre", contre 60 % en Allemagne et en Italie. »


Les Français souhaitent donc l'arrivée d'un "homme providentiel" comme d'autres espèrent l'arrivée du Messie. C'est à la lumière de cette attente que les différents partis élaborent désormais leur stratégie, avec un bonus certain pour les deux principaux mouvements populistes, le RN et La France insoumise. Depuis longtemps ils se rejoignent pour mettre au poste de commandement les émotions, les ressentiments, les indignations, les affects et les peurs, les récits qui simplifient la complexité de la réalité.

 

Les maires, dernier bastion ?


Dans ce désastre démocratique, il est intéressant de constater qu'année après année, les seuls à tirer leur épingle du jeu démocratique, restent les maires. D'après la dernière enquête d'Ipsos (en juillet dernier), ils demeurent  toujours la figure politique bénéficiant du plus haut niveau de confiance (69 %), loin devant les autres représentants institutionnels. Depuis plus de 10 ans, cette confiance atteint un étiage proche des 70%, quelles que soient les crises subies et gérées au cours des deux derniers mandats. Cette confiance repose prioritairement sur deux critères : l’honnêteté (61 %) et la capacité à tenir ses engagements (50 %). La demande de probité, d’exemplarité et d’éthique dans la fonction est non seulement perçue comme la condition sine qua non de la confiance mais elle s’impose pour l’ensemble des maires, quelle que soit la taille de la municipalité. Dans un climat de défiance politique à l’endroit des élus nationaux, la confiance vers les représentants du bloc communal joue à contre-courant. Elle leur est accordée pour 61% des sondés (ce chiffre atteint 75% dans les communes de 1.000 habitants et moins), contre seulement 36% de bonnes opinions pour les députés (9). Pourquoi les maires font ils donc la course en tête ?


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Dessin Deligne pour L’Écho Républicain


Tout d'abord, leur proximité les fait reconnaître et plus aisément apprécier par les citoyens. Mais leur fonction devient, elle aussi, plus difficile à assumer. Les difficultés de la vie quotidienne, les restrictions budgétaires de l’État qui redistribue de moins en moins de ressources tout en augmentant les missions de service public des communes, atteignent ces élus de plein fouet. Ils sont également victimes de cette atmosphère de violence typique des périodes de crise. Aussi, certaines agressions alliées à un fort sentiment d'abandon, notées par l'Association des Maires de France, amènent certains à déserter : 2.189 maires ont quitté leur fonction entre septembre 2020 et mars 2025, soit quatre fois plus qu'entre 2008 et 2014.

 

Retour dialectique sur investissement


Les maires et les conseils municipaux représentent une vitrine pour les partis. Ils peuvent y montrer leur capacité à gérer au plus près la vie des citoyens. Ils ont comme vertu d'enraciner dans le réel toute utopie, de territorialiser les formations politiques et d'adapter leurs stratégies aux spécificités locales, ce qui, en retour, contribue à affiner leurs projets. Un retour sur investissement en quelque sorte. Les municipalité fonctionnent comme une sorte de laboratoire. Dans les années 1960, à l'époque d'un communisme communal d'ampleur, les maires de ce parti entamèrent une politique culturelle volontariste qui fit des banlieues ouvrières le lieu d'implantation privilégié du renouveau du théâtre français, dans la lignée du TNP de Jean Vilar. Et ce communisme "municipal" joua un rôle d'importance dans la rupture du PCF avec les schémas staliniens encore en cours et aboutit en mars 1966 à un congrès, dit d'Argenteuil, qui marqua le renouveau théorique et politique de ce parti. Les élections municipales obligent les formations politiques à adapter leurs stratégies aux spécificités locales. Elles leur permettent d’intégrer ces problématiques dans leur programmes et créent un maillage fin du territoire.

 

Dans toutes les formations politiques, les épées sont donc tirées du fourreau. Toutes savent que les victoires aux élections municipales sont essentielles à leur enracinement dans cette "brique" fondamentale de la vie politique, sociale, économique, culturelle du pays. La commune  a joué un  rôle initial dans l'établissement de la délégation de pouvoir à des élus : dès 1354, Étienne Marcel inaugurait, comme Prévôt des Marchands, un pouvoir communal face au Roi Jean II le Bon, puis Charles V. Cet ancrage, dans les consciences citoyennes et dans notre récit national, fait de ce scrutin un élément important de notre République. Aussi, l'élection d'un maire constitue un véritable enjeu pour les formations politiques et anticipe les votes pour les scrutins des législatives, pour les élections régionales, sénatoriales ou présidentielles...


Populismes à l'assaut


La Fondation Jean Jaurès a publié, le 11 juillet dernier, une étude sur mes futures municipales de 2026. Emeric Bréhier, son directeur, et Sébastien Roy, un des chercheurs de l'Observatoire de la vie politique à la Fondation, y posent la question de la recomposition du paysage politique qui pourrait émaner de ce scrutin. Ils s'attachent à étudier l’évolution politique éventuelle dans les 900 communes de plus de 10.000 habitants. Dans leur introduction, les deux chercheurs notent qu'« il y a bel et bien une possibilité de voir la dichotomie entre les scènes politiques nationale et locale – caractérisée par une absence quasi totale dans les exécutifs municipaux des partis ou groupements politiques rassemblant près des deux tiers des suffrages des Français lors de la présidentielle de 2022 (RN et LFI)– s’amoindrir à l’occasion des prochaines élections municipales. ». Et pour bien en situer l'ampleur, ils précisent : «Notre hypothèse est donc que nous pourrions bien connaître en mars prochain une vague politique d’une ampleur similaire à celles que notre pays a connues à plusieurs reprises ces cinquante dernières années lorsque soit une gauche rassemblée, soit une droite unie, avaient remporté un nombre de villes extrêmement conséquent . »


Deux tactiques s'affrontent, indique l'étude de la Fondation. D'une part, le RN et La France insoumise, « forces politiques en dynamique », utilisent et analysent ces futures élections comme « un banc d'essai -ou de rattrapage- de l'élection présidentielle à venir ou passée. » Ce discours est quasiment absent pour les autres forces politiques qui dirigent aujourd'hui la quasi totalité des municipalités, c'est à dire les droites classiques, les socialistes et le "bloc central", macroniste, qui insistent pour leur part sur la dimension locale de cette élection, plutôt que sa dimension nationale. Des bouleversements politiques risquent également de survenir avec le nouveau type de scrutin qui s'appliquera en mars 2026 : celui-ci instaure une proportionnelle à deux tours, avec prime majoritaire correspondant à la moitié des sièges du conseil municipal pour toutes les communes de plus de 1.000 habitants. A Paris, Lyon et Marseille, si le scrutin est là aussi  proportionnel, la prime majoritaire est de 25% des sièges.

 

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Pour les élections à venir, les thèmes jugés prioritaires par nos concitoyens ont changé. Celui de la sécurité obtient désormais la palme d'or. Il s'impose comme la principale préoccupation des Français. Selon une étude de l'IFOP pour La Tribune dimanche (16 novembre 2025), la sécurité des personnes et des biens est la première préoccupation et jugée facteur déterminant du vote pour 76% de l'ensemble des Français vivant dans des villes de 5.000 habitants et plus. Viennent ensuite la gestion et les finances de la ville, pour 70% de nos concitoyens. L'étude montre également que les questions liées à la propreté et l'entretien de la ville ainsi que l'offre de soins, les services de santé sont par ailleurs déterminants dans le choix de vote pour 66% des électeurs et apparaissent en troisième position. Ensuite, la lutte contre le trafic de drogue et le narcotrafic devient déterminante pour 61% des électeurs sondés.


Au bas de la liste des enjeux : les activités sportives et animations culturelles et la lutte contre le dérèglement climatique à l’échelle locale, facteurs déterminants pour seulement 33% des personnes interrogées. Les priorités des Français pour ces élections ont nettement changé depuis les précédentes élections municipales. On comprend que les nationaux-populistes puissent surfer sur cette peur généralisée qui atteint aujourd'hui notre pays en crise profonde. Et le boulevard qui s'ouvre  pour l'extrême droite ne peut que s'élargir devant la désunion profonde de la gauche et la volonté de LFI de jouer de l'autonomie et du « seul contre tous » comme stratégie électorale. Les couteaux sont tirés, mais, à l'évidence, certains sont plus aiguisés que d'autres.


Nos villes vont donc certainement tomber, lors de ce prochain scrutin, dans l'escarcelle des populistes de droite et de gauche. Leur succès sera à la mesure du désarroi des citoyens qui ne savent plus à quels saints se vouer tant leurs prières ne sont jamais entendues. L'éminent historien et sociologue Pierre Rosanvallon nous avertissait déjà de ce danger il y a cinq ans : « Si le populisme est à l’ordre du jour, c’est parce que la démocratie ne tient pas ses promesses. La classe politique s’est coupée de la société. Elle a pris le visage d’une partitocratie ou d’une oligarchie gouvernante, et les citoyens ont le sentiment de ne plus être écoutés, et encore moins représentés, d’être délaissés en matière économique et sociale. L’actualité du populisme, c’est l’actualité d’une fatigue démocratique, c’est l’ombre noire des dysfonctionnements démocratiques » (10).


Michel Strulovici


NOTES


(1). La France insoumise (LFI) est souvent décrite comme un « mouvement gazeux ». Cette expression est utilisée pour caractériser la nature flexible, fluide et dynamique de ce mouvement politico-social, qui se structure de manière non hiérarchique et avec une grande transversalité entre ses composantes.​ Ce terme désigne une organisation qui n'est pas rigoureusement centralisée ou hiérarchisée, mais qui fonctionne comme une entité flexible où les liens entre ses membres et ses courants d'idées sont transversaux. Jean-Luc Mélenchon a popularisé cette conception, soulignant qu'il s'agit d'un mode « qui permet de faire cause commune avec des mouvements populaires extrêmement variés ».


(2). Voir l'article bien informé, et pour cause, d'Arthur de Laborde, sur le site bollorisé Europe 1, le 15 novembre 2025.


(3).  Lire ce discours sur le site Révolution française (ICI). Lire également "Le discours de salut public d’Hébert au club des Jacobins le 21 juillet 1793. Rhétorique d’une minorité politique", in « Minorités politiques en Révolution », sous la dir. de Christine Peyrard, Aix-en-Provence, PUP, 2007 (ICI). Lire aussi sur cette période, l'excellent travail de l'historien Jean Claude Martin, Robespierre, éditions Perrin, collection Tempus, novembre 2020.  


(4). Dans son "Journal politique national" des États généraux et de la Révolution de 1789, publié en 1789.


(5) Michel Winock, "Les Français et la tentation antiparlementaire (1789-1990)", mensuel L'Histoire, n° 137.


(6).  La piastre indochinoise était la monnaie officielle de l’Indochine française, avec un taux de change fixé administrativement à 17 francs français, tandis que sa valeur réelle sur les marchés asiatiques était beaucoup plus basse (environ 10 francs ou moins). Cette différence de change a permis d’initier un trafic massif : des piastres achetées à bas prix sur place étaient transférées en France puis échangées au taux officiel surévalué, générant un profit important payé par les contribuables français. Ce système était basé sur des pratiques frauduleuses comme de fausses factures, imports fictifs, surfacturations, impliquant des acteurs français, vietnamiens, militaires et civils, dont certains responsables politiques.


(7). L'affaire fait l'objet de nombreux reportages, écrits et télévisés (voir Wikipédia qui les recense). Jacques Prévert dans son poème "Entendez-vous, gens du Vietnam",  repris en 1955 dans son recueil La pluie et le beau temps, y fait ainsi allusion : « dans de merveilleux décors tombaient les pauvres figurants de la mort / Seuls les gens du trafic des piastres criaient bis et applaudissaient » 


(8). Citons, les affaires des diamants de Giscard, Urba, des écoutes, Jean de Broglie, Bettencourt, Cahuzac, Fillion... (liste non exhaustive).


(9). Enquête du 3 juillet 2025 menée par IPSOS, auprès d'un panel de 6.000 personnes pour le CEVIPOF et l'Association des Maires de France. 


(10). Pierre Rosanvallon, Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, éditions du Seuil, 2020.

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