Le poète André du Bouchet. © Le bruit du temps
« Dérangeant, déroutant notre langue, André du Bouchet comme nul autre nous donne à entendre, à connaître, à faire l’épreuve d’une langue réinventée, d’une autre langue dans notre langue : étrangère à la nôtre, et, cependant, en un sens, plus vraie, plus familière qu’elle ». André du Bouchet, l'un des plus grands poètes français du XXe siècle, aurait eu 100 ans ce 7 mars 2024.
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... sous les yeux : parole à même l’oubli
André du Bouchet
« Poésie », disait-il : « gouverner la part immense de l'homme qui échappe à la raison » (Une lampe dans la lumière aride : Carnets 1949-1955).
L’un des poètes français les plus singuliers et les plus marquants de la seconde moitié du XXe siècle. Mort à Crest, dans la Drôme, le 19 avril 2001, André du Bouchet était né à Paris le 7 mars 1924. Ce 7 mars 2024 marque donc le centenaire de sa naissance. Pourtant, nulle commémoration, nul hommage à l’horizon. Est-ce ainsi que les poètes meurent ?
Auteur d’une œuvre ample et respirante (voire inspirante), il n’eut pas été indécent que le nom d’André du Bouchet fut associé à une rue, une place, un square… Ne soyons pas gourmands : rien qu’une impasse, pour concilier ceux qui ne considèrent encore la poésie que comme cul-de-sac. Eh bien, rien. Enfin, si, il existe une petite rue André du Bouchet à Laval, au Québec, entre les rues Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, pas très loin de la rue Joachim du Bellay. En France, nenni. Une école, un collège, un lycée André du Bouchet ? Pas davantage.
C'est d'autant plus surprenant, pour ne pas dire scandaleux, qu'André du Bouchet n'a rien du poète maudit et inconnu que le sort aurait condamné à vendre ses livres à la sauvette, sous le manteau. En atteste sa "production éditoriale", accueillie au Mercure de France (entre autres : Ou le soleil, 1968 ; Ici en deux, 1986 ; Poèmes et proses, 1995 ; L’Emportement du muet, 2000), chez Gallimard (Dans la chaleur vacante, 1991 ; L'Ajour, 1998 ; Ici en deux, 2011), une quinzaine de recueils aux excellentes éditions Fata Morgana, et de nombreux ouvrages d’autres éditeurs de poésie (éditions Unes, Le Bruit du temps…), sans parler de ses traductions (Shakespeare, William Faulkner, Ossip Mandelstam, Paul Celan), ou encore du rapport qu’André du Bouchet a entretenu de longue date avec la peinture, notamment avec celles de Giacometti et de Tal Coat.
Nombreuses sont en outre les revues à lui avoir consacré des numéros spéciaux. Grand prix national de la poésie en 1983, puis Grand prix de poésie de l'Académie française en 1990, l’œuvre d’André du Bouchet a encore fait l’objet de deux colloques importants à Cerisy-la Salle, en 2011, 10 ans après sa mort (ICI); et plus récemment, en janvier-février 2023, à l’université de la Sorbonne, sous l’égide du Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (voir ICI).
« C’est en cessant de vouloir parler aux autres avec le langage des autres que peut-être, alors, un autre sera touché » (André du Bouchet au micro de France Culture, avec Alain Veinstein)
« Dérangeant, déroutant notre langue, André du Bouchet comme nul autre nous donne à entendre, à connaître, à faire l’épreuve d’une langue réinventée, d’une autre langue dans notre langue : étrangère à la nôtre, et, cependant, en un sens, plus vraie, plus familière qu’elle », écrivait Olivier Paccoud dans la revue Le Coq-héron (voir ICI).
Dans la poésie d’André du Bouchet, l’expérimentation formelle est inséparable de l’expérience sensible. Au rythme du souffle : « Ce qui va jeter dans l’écriture le jeune André du Bouchet », écrivait Sylviane Dupuis le 29 avril 2021 dans le quotidien suisse Le Temps, « est le sentiment qui se saisit de lui, en mai 1940 – il a quinze ans –, quand revenant du collège, à Dreux, il croise à vélo la foule en exode: le monde lui paraît "détruit". Écrire, et publier de la poésie, dix ans plus tard (au retour de son propre exode familial aux États-Unis), sera riposte à l’effondrement, à "l’éboulement généralisé: murs écroulés", maisons aux "ouvertures arrachées", omniprésence du vide ou du "gouffre sans fond" y témoignent, par le détour des mots déposés sur la page et d’une "langue peinture" empruntant ses images au réel, de la présence – souterraine, tue – de la guerre, et du séisme intérieur qu’elle a représenté pour l’auteur ("il y maintenant une hémorragie de la réalité, qui ne s’arrêtera jamais" note-t-il en 1953). Mais aussi d’événements traumatiques à peine suggérés – comme la mort du père ou la séparation d’avec sa femme. Et parfois, de visages trop violemment aimés pour être nommés : "Tu diras: voilà de l’air, une colline, une fin de journée/que chantent les oiseaux – tout ce qui est impalpable, / reconnaissable / Et ce sera ma fille / apparue dans mon poème" (Carnet, mai 1972). »
Les poètes, sans doute, n'ont que cure des hommages officiels. Et les hommages officiels n'ont que cure des poètes, on commence à s'habituer. Mais que seraient les humanités sans poésie ? En ce jour-anniversaire de sa naissance, voici 100 ans, il nous a semblé que nous ne pouvions passer à côté de la voix manquante d'André du Bouchet.
La rédaction des humanités, 7 mars 2024
QUATRE POÈMES D’ANDRÉ DU BOUCHET
L'herbe lui fait venir l'encre aux lèvres
on y descend comme dans l'eau
on s'y allonge
coupant court à ces attraits.
L'heure échappe aux doigts. Elle m'a glissé entre les doigts
avec un très léger sifflement
( herbe aux odeurs vastes, aux fibres coupantes ).
il imprime à chaque mot
une caresse de coquelicot
(Une lampe dans la lumière aride : Carnets 1949-1955)
***
J'aime la hauteur
qu'en te parlant
j'ai prise
sans avoir
pied.
(L'Ajour)
***
Pourquoi... j’oublie..., la parole en déplacement s’oublie..,
pour aveugler... Et le sol — toujours
un peu plus haut, à hauteur de la tête forée par ce qu’elle
profère autant que par ce qu’elle a sans mot dire
perçu déjà... à hauteur de la tête levée, là
— et pour l’aveugler..., jusqu’à un fond où quelque
ajour sans fin, comme on avance, criblant, aura tout
emporté même emporté la question.
Ce qui au plus profond comme au centre — du
sommeil (où le rêve sera resté d’un tenant) se
découvre soustrait toujours, silence dans la mutité du
rêve, est à nouveau parole opaque, parole qui insiste,
substrat épais, compacité de parole sur-le-champ
réfractaire à ce qui est dit, que la parole à prononcer soit
émise ou tue de nouveau - jour qui froisse.., au
plus près.
(Poussière sculptée)
***
Le vent,
dans les terres sans eau de l’été, nous
quitte sur une lame,
ce qui subsiste du ciel.
En plusieurs fractures, la terre se précise. La terre demeure stable dans le souffle qui nous dénude.
Ici, dans le monde immobile et bleu, j’ai presque atteint ce mur. Le fond du jour est encore
devant nous.
Le fond embrasé de la terre. Le fond
et la surface du front,
aplani par le même souffle,
ce froid.
Je me recompose au pied de la façade comme l’air bleu
au pied des labours.
Rien ne désaltère mon pas.
(Face de la chaleur)
DEUX LIVRES
Une lampe dans la lumière aride : carnets 1949-1955
(éditions Le bruit du temps, Poésie en poche, novembre 2023)
« Nous célébrons en 2024 le centième anniversaire de la naissance d'André du Bouchet or il n'est pas une ligne de ce livre, initialement publié au Bruit du temps en 2011 et que nous reprenons pour cette occasion dans notre collection "Poésie en poche", qui ne nous paraissent aussi neuves, justes, vivifiantes que si elles avaient été écrites hier.
Une lampe dans la lumière aride reproduit une grande part des carnets que le poète tint presque quotidiennement entre 1949 et 1955. Après les années de formation intellectuelle et d'exil que furent celles de sa vie aux États-Unis, du Bouchet découvre, au cours de cette période d'intense création poétique, ce qui deviendra sa propre voix. Sous la plume du jeune homme qui rêve d'abord de devenir poète, on voit, en l'espace de quelques mois, la métamorphose s'opérer. Alors que les premières notes sont encore souvent des transpositions de rêve, donnant lieu à des ébauches poétiques qui pourraient faire penser au surréalisme, la tonalité se singularise soudainement, lorsque du Bouchet décide de ne plus consigner aucune mention biographique, ni aucun événement immédiatement identifiable. Ce ne sont plus alors que des « annotations sur l'espace », comme il l'écrira lui-même plus tard, c'est-à-dire des formulations toujours nouvelles disant comment la perception humaine s'inscrit dans une relation première avec l'espace et se manifeste à travers le temps. La marche a remplacé le rêve.»
aux éditions le Bruit du temps, 19 €
https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/une-lampe-dans-la-lumiere-aride-carnets-1949-1955-176
Michel Collot, André du Bouchet. Une écriture en marche
(L'atelier contemporain, 2021)
« André du Bouchet est l’un des poètes français les plus singuliers et les plus marquants de la seconde moitié du XXe siècle. Michel Collot explore ici les principales étapes de son itinéraire poétique et les divers aspects de son œuvre. Il l’a placée sous le signe d’une "écriture en marche", étroitement liée à un parcours de l’espace, que révèle le travail des carnets, à une pratique singulière de la traduction, et au dialogue avec des poètes admirés comme Hölderlin, Reverdy, ou Celan. Il interroge ensuite le rapport qu’André du Bouchet a entretenu de longue date avec la peinture, notamment avec celles de Giacometti et de Tal Coat : elle a puissamment contribué à infléchir son écriture et sa relation au monde, en le rendant particulièrement attentif à la matière des mots et des choses et à la mise en page de ses textes. »
aux éditions L'Atelier contemporain, 240 pages, 25 € https://www.editionslateliercontemporain.net/collections/litteratures/article/andre-du-bouchet-une-ecriture-en-marche
UN ENTRETIEN
En avril 2011, France Culture rediffusait, au lendemain de sa disparition, un entretien d'André du Bouchet avec Alain Veinstein, réalisé le 24 janvier 1995. En podcast ici :
SUR INTERNET
Sur remue.net, un dossier spécial composé à l'occasion de la parution en mai 2007 des deux volumes de la revue L’Étrangère consacrés à André du Bouchet ; articles, liens inédits et photographies.
UNE VIDÉO
La Pierre bleue, autour de la poésie d'André du Bouchet, film réalisé en 1993 par Laurence Bazin.
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