Créer et recréer : quarante ans de Ballets de Monte-Carlo
- Nicolas Villodre

- 30 oct.
- 6 min de lecture

Juliette Klein dans Herman Schmerman, chorégraphie de William Forsythe, par les Ballets de Monte-Carlo. Photo Alice Blangero
Dans le cadre de la célébration de ses quarante ans à la tête des Ballets de Monte-Carlo, le chorégraphe Jean-Christophe Maillot a programmé une soirée réunissant deux œuvres proches et distinctes à la fois : Herman Schmerman (1992) de William Forsythe et See You, une création de Paul Lightfoot.
Herman Schmerman (1992) est une œuvre de jeunesse, pas celle du Forsythe danseur mais du chorégraphe. Une pièce de commande destinée au "Diamond Project" du New York City Ballet où il avait créé, quatre ans auparavant, Behind the China Dogs. La première section prend la forme d’un pas de cinq et dure douze minutes. Forsythe lui ajouta quelques années plus tard à Francfort un duo d’une durée équivalente, souvent interprété depuis comme « une œuvre à part entière », si l’on en croit la critique du New York Times Roslyn Sulcas. Peter Martins, qui avait été promu directeur artistique du NYCB en 1990, donna à l’époque pour consigne : « Je veux que tous les chorégraphes viennent et ne fassent que du ballet. »
Et, de fait, la première partie est balanchinienne en diable. Forsythe l’explique lui-même très clairement : « Sans décor ni costumes, nous avons fait du ballet. Je voulais exploiter la technique du City Ballet – l’énergie, l’intentionnalité, la vitesse et les changements de dynamique et de direction –, ce qui, je pense, m’intéressait plus qu’eux ! » Les hommes portent tout simplement des collants noirs et les femmes, des justaucorps de la même teinte. Un cyclorama bleuté fait office de toile de fond ou de leurre céleste. Le chorégraphe met naturellement son grain de sel. Il rompt avec la continuité, il vise ce qu’il appelle le « lâcher prise » – ce qui peut s’avérer dangereux dans les portés.
Les brisures, les ciselures, les hachures gestuelles heurtent autant sinon plus que la bande-sonore électro aux éclats bruitistes de Thom Willems. Cela étant, la structure est sensationnelle, qui ne laisse ni répit ni temps de souffler aux interprètes. Ceux des Ballets de Monte Carlo distribués par Jean-Christophe Maillot, Lydia Wellington, Romina Contreras, Cara Verschraegen, Daniele Delvecchio et Michele Esposito, brillent par leur virtuosité et par l’impression de facilité qu’ils dégagent. Il convient de préciser qu’ils avaient été drivés par Stefanie Arndt (ex danseuse principale de Forsythe) et José Carlos Blanco Martínez (collaborateur de celui que tout le monde appelle Billy depuis deux ans) qui ont remonté le ballet.
Le duo contraste visuellement et musicalement avec la première section. Le couple évolue au début sur des accords prolongés respectant, comme ceux d’un Max Richter, la tonalité et l’atonalité, produits par des instruments acoustiques. L’atmosphère diffère nettement de celle suggérée par les plages sonores du pas de cinq. Les attitudes, les équilibres, les pointes sont délivrés au ralenti, avec délicatesse. Peu à peu, les danseurs s’enhardissent, le tempo s’accélère. Les difficultés techniques se multiplient. À la variation de Simone Tribuna qui repose sur le travail des bras répond celle Juliette Klein qui revient sur scène, vêtue d’une minijupe plissée d’un jaune acidulé dessinée par le regretté Gianni Versace et qui lève au plus haut la jambe. Un simili tango saccadé accompagne les danseurs, tous deux parés d’une jupette unisexe.

See You, chorégraphie de Paul Lightfoot, par les Ballets de Monter-Carlo. Photo Alice Blangero
Le Britannique Paul Lightfoot, formé à l’école du Royal Ballet avant d’être engagé au Nederlands Dans Theater comme danseur, devenu chorégraphe avec sa compagne Sol León, a créé avec celle-ci une cinquantaine de ballets en restant dans le sillon classique – leur union a par ailleurs donné naissance à une fille prénommée Saura qui est, de nos jours, comédienne. La séparation du couple, qui date de plusieurs années, est un des thèmes sinon le thème de See You. Jean-Christophe Maillot avait invité le couple en 2003 pour donner au Grimaldi Forum leur co-chorégraphie Signing Off sur une musique de Philip Glass. Il a, cette fois, laissé carte blanche à Paul Lightfoot, ce, le temps qu’il faut pour mettre au point avec la compagnie monégasque cette pièce substantielle –de 50 minutes au compteur. Une œuvre personnelle, autobiographique, nostalgique, dédiée par le chorégraphe « à tout l’amour que nous avons trouvé, créé et partagé. »
Sol, le prénom de son ex, en espagnol signifie soleil mais le nom peut aussi être le diminituf de soledad, de solitude. L’incertitude du « see you » – l’espoir d’un au revoir ou l’appréhension d’un adieu – contamine l’atmosphère générale du ballet. L’heure est à la mélancolie. Ce sentiment est traduit de diverses manières. Par les thèmes musicaux de Max Richter, un brin austères, qui commencent à être jousés dans le hall du théâtre, à la fin de l’entracte, par un petit orchestre de chambre et seront poursuivis sur scène avec l'appoint du pianiste Simon Zaoui et le quintette de cordes au complet (Liza Kerob, Kati Szüts, Federico A. Hood, Thierry Amadi et Thibault Leroy). Les quatre airs sont d'un tempo lent, voire très lent, et de tonalité grave. Par les lumières, qui privilégient le clair-obscur. Par les costumes qui, comme tous les chats, la nuit, sont gris. La danse s’écoule en synchronie, adagio ou moderato. Les accents rythmiques résultent de mouvements de rideaux tombant des trois bords de scène. Ils font office de scénographie - avec un gigantesque drap formant des vagues -, tantôt dissimulant les musiciens, tantôt les mettant en évidence.
Les danseurs font leur entrée depuis la salle. En silence. Un par un ou deux par deux, ils enjambent la rampe, grimpent sur scène – sur l’avant-scène plus exactement, le rideau étant baissé –, acrobatiquement et chacun à sa façon. Puis on passe aux choses sérieuses. En accord avec la musique, on l’a dit, mais aussi en parfaite coordination les uns avec les autres, onze membres de la compagnie de Monte Carlo font montre de leur technique et de leur art. Les pas de deux se suivent, sans trop se ressembler. Paul Lightfoot réussit son défi qui est d’innover dans le champ on ne peut plus balisé du ballet classique et néoclassique. Il invente de nouvelles postures et d’inédits enchaînements. Il crée notamment des portés étonnants, simples en apparence – encore fallait-il y penser. La partenaire est soulevée à l’horizontale et semble léviter ; ou se retrouve la tête frôlant le sol ; tapie et accrochée à la cuisse du porteur, au niveau du sartorius de celui-ci, elle descend sur terre en glissant le long de la jambe costaude qui lui sert de toboggan.
Au moment où l’on ne s’y attend pas, la bande-son change du tout au tout. Les thèmes néo-romantiques ou post-classiques de Richter sont (un temps) mis de côté, supplantés par une playlist de tubes de… Kate Bush (Red Shoes, Jig of Life, Walking the Witch et son succès planétaire, Wuthering Heights) ; certains planants, sous influence David Gilmour ; d’autres, au rythme enlevé, destinés au départ à la danse irlandaise. Les mouvements d’ensemble sont nets et précis. On pense par moments aux chorus lines des musicals du West End. Aux boys et girls entourant la soliste d’un show de music-hall ou de télévision pour la mettre en valeur. Ce syncrétisme musical est complété par l’éclectisme chorégraphique, fait son miel du vocabulaire académique légué par Balanchine mais également Kylian, s’autorise tournures et trouvailles plus actuelles.
Vers la fin du programme, il nous a été donné d'admirer la virtuosité du danseur Alexandre Joaquim, de noir vêtu, en manteau long, tel une silhouette maléfique. Son interprétation est d’une justesse remarquable et exceptionnelle dans sa longue variation. Les danseurs étant venus de la salle, deux d'entre eux bouclent la boucle en sortant de scène, traversant le parterre, quittant le petit palais Garnier. La vidéo nous le montre, d’abord en direct, le suit en coulisse, puis, après un faux-raccord en régie, à l’extérieur (le final a été filmé la veille, à la lumière du jour). Les amoureux s'éloignent de nous et se dirigent vers la ligne azurée. Changement d'espace, retour au réel – ou à l’irréel que représente le mirage monégasque. Comme par magie, nous n’avons pas vu le temps passer.
Nicolas Villodre
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