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Contre Van Gogh, deux activistes du climax


Vendredi 14 octobre à la National Gallery de Londres, 14 tournesols de Vincent van Gogh, certes protégés par une vitre, ont reçu une giclée de soupe de tomates. Derrière ce geste qui a enflammé réseaux sociaux et médias, deux jeunes militantes du mouvement Just Stop Oil, récemment créé. Acte héroïque ou stupide ? Qu'en pense van Gogh, et surtout qu'y a-t-il derrière cette mouvance activiste, en Grande-Bretagne mais aussi en Italie, pour laquelle l'art ne saurait valoir davantage que la vie ? Surtout la vie des affaires...


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Elles ne connaissent peut-être pas Andy Warhol, mais Phoebe Plummer, 21 ans, et Anna Holland, 20 ans, ont gagné, vendredi 14 octobre, leur quart d’heure warholien de célébrité médiatique.

Ce jour-là, enfin de matinée, à la National Gallery de Londres, ces deux zozottes à l’effigie de tee-shirts dûment estampillés « JUST STOP OIL », ont aspergé et maculé de soupe de tomate un tableau de Vincent Van Gogh, Vase avec quatorze tournesols. Un journaliste du Guardian, Damien Gayle, qui se trouvait sans doute là par hasard, et d’autres « journalistes indépendants », ont généreusement filmé la scène, avant de la publier fissa sur Twitter, cette machine à faire du buzz. Bingo ! Le geste des deux courageuses activistes, et la soupe de tomate en boîte de chez Heinz, ont enflammé la twittosphère, puis l’ensemble des médias (une demi-heure plus tard !), suscitant sur les réseaux sociaux des réactions contrastées : indignations d’un côté, compréhension de l’autre.


Compréhension ? Mais oui : le geste de Phoebe Plummer et Anna Holland serait excusable au nom d’une jeunesse « désespérée » par l’avenir qui lui est réservé. De surcroît, le tableau de van Gogh, tel qu’exposé, étant protégé par une vitre, la toile n’a pas eu à souffrir elle-même, matériellement, de l’agression dont elle fut l’objet. « Le "vandalisme" » est donc « totalement symbolique », écrit quelqu’un sur Twitter. « Le tableau est intact, seul le cadre est légèrement endommagé », renchérit un quidam sur le site de Libération, et par conséquent, « sans reconnaître son erreur, toute personne ayant commenté trop rapidement pour tenter de faire "le buzz" devrait perdre toute crédibilité. »


Ce n’est pas tout : « comment expliquer que les commentaires soient plus violents envers cette action qu’envers l’inaction climatique des gouvernements et multinationales qui tuent des milliers de personnes chaque année ? »

Je fais partie de ceux qui se sont indignés (par sincère épouvante, pas pour « faire le buzz », en des termes vifs, de ce geste inconsidéré (sur ma page Facebook). Ce n’est pourtant pas faute d’avoir édité, sur les humanités, de nombreux articles qui ont valorisé de véritables activistes du climat, comme l’ougandaise Vanessa Nakate (ICI), la Brésilienne Txai Suruí (ICI), Youth for Climate (ICI), les occupants de la ZAD du Carnet en France (ICI), les militants du Collectif des Grévistes de la Faim pour un Avenir Possible (ICI), ou encore l’action en justice intentée en France contre l’État par L’Affaire du siècle (ICI) ; d’avoir mis en ligne de nombreuses publications sur la COP 26, et tout récemment, sur la pré-COP 27 "africaine" qui vient de se tenir à Kinshasa (ICI) ; d’avoir documenté les ravages du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité partout sur la planète (par exemple, Les désacclimatés, ICI), d’avoir dénoncé Total, Elf et autres « saigneurs de la planète » (ICI), et plus largement, « les pyromanes de la maison qui brûle » (ICI) Mais aussi, entre autres, d’avoir fait connaître les travaux de Michel Prieur, pionnier d’un droit de l’environnement (ICI), ou encore d’avoir mis en avant le rôle des peuples autochtones en tant que « gardiens de la planète » (ICI). Je ne vais pas tout citer : sur le moteur de recherche des humanités, le mot « climat » renvoie à 107 "entrées ressources" depuis mai 2021…


Certes, aucun de ces articles n’a fait "le buzz", loin s’en faut. Et l’on peut comprendre l’impatience, voire l’exaspération à constater qu’un tel "travail de fond" (rapports du GIEC naturellement inclus) ne produise pas, et plus rapidement, de réelles décisions politiques. Au regard du retentissement qu’a provoqué le geste de Phoebe Plummer et Anna Holland, on peut le justifier en faisant remarquer et en déplorant, par exemple, que la récente arrestation en Suisse de la chercheuse Julia Steinberger, autrice du sixième rapport du GIEC, alors qu’elle participait à une action de désobéissance civile ayant consisté au blocage d’un axe routier avec d'autres militants écologistes, afin de réclamer la rénovation thermique des bâtiments, n’a pas rencontré le même engouement médiatique.

L’arrestation de Julia Steinberger, à Berne, en Suisse, le 11 octobre dernier.



Avec une science consommée de la machine médiatique (j’y reviendrai), Phoebe Plummer et Anna Holland se sont certes posées en activistes du climax. Sauf qu’en fait d’apogée, leur intervention à la National Gallery touche plutôt le fond (j’y reviendrai aussi). Mais avant de les blâmer trop abruptement, remettons en jeu un peu de contexte qui les dédouane en partie.


En Grande-Bretagne, la nouvelle Première ministre conservatrice, Liz Truss, a elle-même jeté de l’huile sur le feu en nommant le climatosceptique Jacob Rees-Mogg au ministère de l’Énergie et en annonçant la prochaine validation d’une centaine de nouvelles licences de forage en mer du Nord. Rien d’étonnant, lorsque l’on sait que la campagne de Liz Struss a été financée à hauteur de 100 000 livres (environ 115 000 euros) par l’épouse d’un ancien haut dirigeant de la multinationale pétrolière BP, comme l’a révélé début septembre The Independent, et que la nouvelle locataire de Downing Street maintient d’étroites relations avec l’Institut des affaires économiques et le groupe 55 Tufton Street, deux très puissants groupes de réflexion, qui font du lobbying contre l’application de politiques environnementales au sein du gouvernement britannique (Lire sur Reporterre).

Outre-Manche, de nombreuses manifestations et actions de désobéissance civile ont déjà eu lieu ces dernières semaines, comme en témoignent les quelques vidéos ci-dessous :

Le 14 octobre, Lora Johnson, une militante de 38 ans, a badigeonné de peinture jaune le panneau giratoire

devant le QG de Scotland Yard, à Londres. Elle a été arrêtée par la police.


Le 15 octobre, des militants de Just Stop Oil ont bloqué la circulation en plein centre de Londres, exigeant que le gouvernement arrête

tous les nouveaux permis et licences pour le pétrole et le gaz. De nombreuses actions similaires ont eu lieu à Londres ces derniers jours.

Dans l’une de ces manifestations (de la communauté LGBT, à Trafalgar Square), le13 octobre dernier, on peut reconnaître, à ses cheveux rose-teintés, Phoebe Plummer...

... cette même Phoebe Plummer qui, à la National Gallery, a barbouillé de soupe de tomate le tableau de van Gogh à la National Gallery :


Quelle a été la motivation d'un tel geste ? Il n'y a pas une, mais deux motivations.

Primo, il s'agit d'une "revendication anti-riches", comme l'explique une militante Just Stop Oil sur Twitter : « Tu peux te payer ce tableau à 84 millions de dollars et tu esquintes la planète ? Moi, j'aime bien. » Dans son petit speech, Phoebe Plummer explique que « la crise du coût de la vie fait partie du coût de la crise du pétrole, le carburant est inabordable pour des millions de familles qui ont froid et faim. Ils ne peuvent même pas se permettre de chauffer une boîte de soupe. » D’où la canette de soupe de tomate qu’elle empoigne, ou plus exactement (soyons précis) de « crème de soupe de tomate » (en France, chez Franprix, 2,28 € la boîte de 400 grammes, soit 5,70 € le kilo, ce qui fait cher la tomate), industriellement fabriquée par Heinz, multinationale américaine qui a fait fortune avec le ketchup, également propriétaire des marques Bénédicta et Weight Watchers. Quant on se dit soucieuse d’écologie, brandir un tel produit comme symbole de ce que serait la « souveraineté alimentaire » des pauvres, ça laisse rêveur ! Passons…


Le second argument, lui, est définitif : « L’art vaut-il davantage que la vie ? Plus que la nourriture ? Plus que la justice ?»

Je connaissais la célèbre formule de Robert Filliou, « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », mais la sentence de Phoebe Plummer, je ne l’avais encore jamais entendue. Elle est soutenue par un artiste français sympathisant de Just Stop Oil, spécialiste de vidéoprojections et de "mappings architecturaux", qui estime que « l’art est bien inutile dans un monde qui brûle ». Certes. Que le monde brûle ou non, l’art est de toute façon, et par essence, inutile, on sait cela depuis longtemps. C’est même cette inutilité, mais sensée, qui fait sa valeur. La valeur du tableau de van Gogh, ce ne sont pas les millions de dollars dont il est aujourd’hui gratifié (et dont l’auteur n’a jamais vu la queue d’une cacahuète), ce sont… les tournesols ! Les tournesols, et ce jaune qui crève l’écran, même avec une vitre. « Pour trouver cette qualité de jaune », écrit Vincent van Gogh à son frère Théo, « il a bien fallu que j’en mette un coup ». C’est cette dépense-là, qui a un coût -physique- pour celle ou celui qui s’y engage, mais n’a pas de prix, qui fonde l’art véritable. Et dont van Gogh, parmi quelques autres, est un phare.


Oui, mais… van Gogh lui-même cautionne l’action terroriste dont ses Tournesols ont été la victime ! C’est en tout cas ce que prétend un tweet complaisamment relayé par Just Stop Oil. Juste une citation de van Gogh himself : « Ce n'est pas le langage des peintres mais le langage de la nature qu'il faut écouter, le sentiment des choses elles-mêmes, car la réalité est plus importante que le sentiment des images. »

Rarement mauvaise foi aura atteint de tels sommets ! Qu’il soit donc permis de restituer la citation exacte, et complète, de Vincent van Gogh dans une lettre à son frère Théo en date du 21 juillet 1882 :


« Par persévérance, j'entends avant tout un travail continu, mais aussi le fait de ne pas abandonner sa démarche à cause de ce que dit un autre. J'ai l'espoir, mon frère, que dans quelques années, et même déjà maintenant, tu verras progressivement des choses de moi qui te donneront une certaine récompense pour tes sacrifices.

J'ai eu très peu de conversation avec les peintres ces derniers temps. Je ne me suis pas senti plus mal pour cela. Ce n'est pas le langage des peintres qu'il faut écouter, mais celui de la nature. Je comprends mieux maintenant qu'il y a six mois ou plus, pourquoi Mauve m'a dit : ne me parle pas de Dupré, parle-moi plutôt du bord de ce fossé, ou quelque chose comme ça. Cela paraît grossier et pourtant c'est parfaitement exact. Ressentir les choses elles-mêmes, la réalité, est plus important que de ressentir des tableaux, en tout cas plus productif et vivifiant.

Parce que j'ai maintenant un sens si large, si vaste de l'art et de la vie elle-même, dont l'art est l'essence, cela me semble si criard et si faux quand il y a des gens comme Tersteeg qui sont toujours en chasse.

Pour ma part, je trouve dans de nombreux tableaux modernes un charme particulier que les anciens n'ont pas. Pour moi, l'une des expressions les plus élevées et les plus nobles de l'art est toujours celle des Anglais, par exemple Millais, Herkomer et Frank Holl. Ce que je veux dire, en ce qui concerne la différence entre l'art ancien et l'art contemporain, c'est que les nouveaux artistes sont peut-être des penseurs plus profonds. »


Dans cette lettre, van Gogh évoque des peintres de son temps, tel l’aquarelliste et paysagiste hollandais Hermanus Tersteeg, qui n’est pas vraiment passé à la postérité, qui péroraient sur la peinture plus qu’ils n’en faisaient. Il n’est pas nécessaire d’avoir bac moins 5 pour comprendre ce que veut dire van Gogh, à savoir que la nature est supérieure en tout, et que tenter de la peindre, c’est lui rendre hommage, et chercher à traduire son âme, à condition de savoir l’écouter.

Vincent van Gogh, Vase avec quatorze tournesols, National Gallery, Londres


Quel rapport entre van Gogh et l’industrie pétrolière et gazière ? Que l’on sache, van Gogh n’a guère abusé de son vivant des voyages en avion, et même s’il lui est arrivé d’éclairer sa modeste chambre arlésienne avec une lampe à pétrole, son empreinte carbone reste des plus modestes.

A Londres, c’est bien sa peinture qui a été agressée, même symboliquement, par les deux zozottes activistes du climax ; c’est l’idée même qu’il puisse exister une représentation de la nature, et que de l’art puisse survivre au désastre ambiant.

Comme le confirme dans une interview vidéo Alex De Koning, porte-parole du mouvement Just Stop Oil, ce tableau de van Gogh n’a pas été choisi au hasard, et pas seulement pour sa capacité à « faire buzz », mais pour ce qu’il représente (dans tous les sens du terme).

Le geste de Phoebe Plummer et Anna Holland n’a en effet rien d’un acte isolé. Au Royaume-Unis, Just Stop Oil est apparu sur la scène écolo-contestataire à la mi-février de cette année, en complément (ou concurrence) d’autres groupes tels Extinction Rebellion ou Insulate Britain, sans doute jugés pas assez « radicaux ». Et la première manifestation de Just Stop Oil a d’emblée visé la culture, avec une perturbation des 75ème British Academy Film Awards, qui a notamment récompensé cette année le dernier film de Jane Campion, The Power of the Dog, dont le titre est un emprunt à un psaume de la Bible (« Protège mon âme contre le glaive, ma vie contre le pouvoir des chiens ! »).


En juin, des militants de Just Stop Oil s’en étaient déjà pris à un tableau de van Gogh, Pêchers en fleurs​, auquel ils s’étaient collés alors qu’il était exposé à la Courtauld Gallery à Londres.

Et en juillet, Just Stop Oil s’était encore illustré en ciblant des œuvres d'art dans des galeries publiques. Le 4 juillet, deux militants du groupe se sont ainsi collés à un tableau de John Constable, The Hay Wain (La Charrette de foin, 1821), déjà à la National Gallery de Londres. Ils avaient alors recouvert le tableau d'une illustration imprimée qui réinventait The Hay Wain comme une « vision apocalyptique du futur ». Le lendemain, 5 juillet, un autre groupe de militants s'était collé à une copie du tableau La Cène de Léonard de Vinci à la Royal Academy of Arts.

Action de militants de Ultima Generazione, le 30 juillet à Milan au Museo del Novecento


En Italie, le mouvement Ultima Generazione, apparu à peu près en même temps que Just Stop Oil, s’est illustré de la même manière, en juillet dernier. Le 22 juillet, à la Galerie des Offices de Florence, des manifestants se sont collés à un tableau de Sandro Botticelli, et une semaine plus tard, le 30 juillet, Ultima Generazione récidivait avec une action similaire au Museo del Novecento de Milan, où cette fois-ci avec une statue d'Umberto Boccioni datant de 1913.


Just Stop Oil en Grande-Bretagne et Ultimo Generazione en Italie ont en commun d'être financés, à hauteur de plus d'un million de dollars, par un fonds "philanthropique" californien, The Climate Emergency Fund. Grâce à ces moyens considérables, selon une militante italienne, Chloe Bertini, Ultima Generazione prévoit de se lancer dans des actions beaucoup plus importantes que les manifestations dans les musées à l'avenir : « Notre objectif est la perturbation. » « Ces manifestations sont géniales », commente Margaret Klein Salamon, directrice exécutive du Climate Emergency Fund. « Les gens viennent dans les musées pour regarder des peintures, mais nous avons besoin qu'ils regardent plutôt la réalité de l'urgence climatique. »


Trevor Neilson et son épouse, Evelin Weber Photo Aisha Anwar


The Climate Emergency Fund a été créé à Los Angeles par le milliardaire américain Trevor Neilson, associé à Rory Kennedy, fille du sénateur Robert Kennedy, et Aileen Getty. Ex-collaborateur du président Bill Clinton, puis de la Fondation Bill & Melinda Gates, Trevor Neilson a ensuite présidé G2 Investment Group, une société de gestion d'investissements basée à New York. Il préside aujourd’hui la société i(x) investments, co-fondée avec le petit-fils du milliardaire Warren E. Buffett (troisième fortune mondiale) et est PDG de la compagnie WasteFuel, qui « met en œuvre des technologies éprouvées pour faire face à l’urgence climatique et révolutionner la mobilité », par exemple en transformant « les déchets municipaux et agricoles en carburants à faible émission de carbone, en gaz naturel renouvelable, et en méthanol vert ». Parmi les investisseurs majeurs de WasteFuel figure… Aileen Getty, héritière de l’empire pétrolier du même nom (Getty Oil Company).

Ça tombe plutôt bien : si Just Stop Oil demande l’arrêt de l’extraction et de la consommation de combustibles fossiles, ce mouvement demande en contrepoint aux gouvernements de financer le développement massif des industries de production d’énergie dite « renouvelable » et fait la promotion du « plan pour parvenir à la neutralité carbone » d’ici 2050 de l’AIE (Agence internationale de l’énergie). Il ne s’agit donc pas du tout de sortir du capitalisme industriel.

Et la « philanthropie » de M. Neilson n’est rien d’autre que de l’investissement déguisé. Et se faire de la publicité, via des « activistes » (sans doute sincères) qui s’en prennent à la peinture, c’est facile : la peinture n’a pas les moyens de se défendre. Sauf les quatre tableaux de van Gogh qui font partie des collections du Getty Museum à Los Angeles. Aux dernières nouvelles, ceux-ci sont bien gardés et hors de portée des zozottes de Just Stop Oil.


Jean-Marc Adolphe


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