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La République des inégalités

Dernière mise à jour : 7 juil.

Un pays plus riche que jamais, mais toujours plus fracturé. Le dernier rapport de l’Observatoire des inégalités révèle une réalité glaçante : "mal-emploi" et précarité de masse, discriminations persistantes, reproduction sociale verrouillée… Tandis que les ultra-riches prospèrent, des millions de citoyens s’enfoncent dans l’invisibilité sociale. Une bombe à retardement, que les élites refusent encore de voir.


« Après le pain, l'éducation est le premier besoin du peuple »  

Danton, Discours sur l’Éducation prononcé à la Convention nationale le 13 août 1793.


Les études sociologiques présentent souvent l'avantage de remettre nos idées d'aplomb en dépoussiérant notre appréhension du réel.  Dans ses Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu l'expliquait à sa manière : « Le sociologue rompt le cercle enchanté en essayant de faire savoir ce que l'univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même. » Le dernier rapport de l’Observatoire des inégalités (1), publié le 3 juin dernier, joue ce rôle : approcher la vérité sur des facteurs clés de notre société, souvent occultée par nombre de médias.

 

Ce nouveau rapport (2) dévoile un phénomène persistant : en France, huit millions de personnes sont aujourd’hui « en situation de mal-emploi ». Bien au-delà de la simple mesure du chômage officiel, ce concept de « mal-emploi », né dans les années 1990, vise à rendre compte de la réalité plus large et plus complexe de la précarité sur le marché du travail, et nous fait entrevoir ce que subissent ces Français ou ces immigrés qui, privés d’emploi ou condamnés à des contrats précaires  (CDD, intérimaires et apprentis) (3) survivent au sein d'une société dont les modèles, signes, signaux, symboles culturels sont bâtis sur de multiples formes d'opulence. Une République dont la devise, comme par ironie, proclame pourtant ce magnifique « Liberté, Égalité, Fraternité ».

 

Un quart des actifs potentiels, soit 8 millions de personnes, sont enfermés dans un tel enfer, dont la malédiction rejaillit sur l'ensemble de la vie sociale, culturelle et politique de notre pays. L'atmosphère délétère issue de cette mondialisation malheureuse plombe durablement le fameux « vivre ensemble », promesse de notre modèle social depuis la Libération.

« Seulement 20 % de la population seront nécessaires pour soutenir l’économie mondiale » (Forum sur l'état du monde,1995)

Loin de se réduire, dit le rapport de l'Observatoire des inégalités, le mal étend son emprise. Alors que la production des richesses s’est accrue en 20 ans, le PIB progressant de 24% d'après l'INSEE, ces formes de précarité ont augmenté dans le même temps de 3,2%. Et nous n'avons encore rien vu. L'irruption de l'IA ne devrait certainement pas inverser la tendance. Le Forum économique mondial, dans son dernier rapport "Future of jobs 2025", du 8 janvier 2025, le confirme. Et Goldman Sachs, la première banque d'affaires mondiale, estime que l’essor de l’intelligence artificielle générative pourrait menacer ou transformer jusqu’à 300 millions d’emplois à temps plein à l’échelle mondiale dans les années à venir. Selon le rapport du Forum économique mondial, 77 % des entreprises prévoient de « recycler » (reskilling) et d’« améliorer » (upskilling) les compétences de leurs travailleurs entre 2025 et 2030 (4). Nous savons, par expérience, que ces deux verbes signifient dans la doxa des multinationales et des fonds de pension « uberiser » et « licencier ».

 

Il m’apparaît utile de rappeler, ici, l'anticipation (avec son aspect terrifiant) des propositions issues du premier "Forum sur l'état du monde" tenu en septembre 1995, à San Francisco ; bien avant, donc, l'irruption de l'IA dans chacune des pensées et décisions des « décideurs » de nos sociétés. Sous l’égide de Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale du Président Carter (5), ce conclave qui réunissait quelque 500 dirigeants mondiaux dans les domaines économiques, politiques, scientifiques (parmi lesquels… Margaret Thatcher, Mikhaïl  Gorbatchev, George Bush, Milton Friedman, David Packard, l'astrophysicien Carl Sagan, etc.), en vint à estimer que « seulement 20 % de la population seront nécessaires pour soutenir l’économie mondiale » au XXIe siècle.

 

Que faire donc des 80% restants ?  Brezezinski et les participants de ce Forum trouvèrent une solution pour ces  "inutiles" : promouvoir le tittytainment (6), c'est à dire un mélange de divertissement et du nécessaire permettant la survie, un cocktail conçu pour apaiser et distraire. Ainsi les gens resteront dociles et les troubles sociaux seront évités. Le philosophe Jean Claude Michéa, sur son blog Miscellanées, le 11 septembre 2015, analysait ce projet miracle : « Le tittytainment est un mot-valise désignant un sous-système soutenu voire mis en œuvre pour inhiber la critique politique chez les laissés-pour-compte du libéralisme et du mondialisme. Il passe notamment par l’omniprésence de divertissements abrutissants et une satisfaction suffisante des besoins primaires humains Il ne doit pas être confondu avec la propagande et est plutôt à rapprocher de l’expression romaine Panem et circenses (...) Restent enfin, bien sûr, les plus nombreux, ceux qui sont destinés par le système à demeurer inemployés (ou à être employés de façon précaire et flexible, par exemple dans les différents emplois MacDo) en partie parce que, selon les termes choisis de l’OCDE, « ils ne constitueront jamais un marché rentable » et que leur « exclusion de la société s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer à progresser ». C’est là que le tittytainment devra trouver son terrain d’élection. Il est clair, en effet, que la transmission coûteuse de savoirs réels – et, a fortiori, critiques -, tout comme l’apprentissage des comportements civiques élémentaires ou même, tout simplement, l’encouragement à la droiture et à l’honnêteté, n’offrent ici aucun intérêt pour le système, et peuvent même représenter, dans certaines circonstances politiques, une menace pour sa sécurité. C’est évidemment pour cette école du grand nombre que l’ignorance devra être enseignée de toutes les façons concevables.  »

 

Le rapport publié par l'Observatoire des inégalités explore l'évolution des éléments qui structurent cette « fracture sociale » que dénonçait déjà Jacques Chirac le 5 Septembre 1995 : « Aucune civilisation n'a duré quand elle acceptait la fracture sociale des exclus ». Depuis, le fossé n'a cessé de s’agrandir, démontre l'Observatoire des inégalités au fil de ses études.

 

Le travail est un des éléments structurants de la construction de la personnalité, de l'imaginaire, de l'éthique des citoyens dans nos sociétés. Son absence touche plus ou moins différentes catégories d'actifs et varient selon quelques critères décisifs. Le taux de chômage des ouvriers peu qualifiés (15,4 %) est quatre fois plus élevé que celui des cadres supérieurs (3,7 %). L’âge en est également un des marqueurs : 18,8 % des actifs de moins de 25 ans sont au chômage, près de quatre fois plus que les 50 ans et plus. Et lorsqu’ils exercent un emploi, 56 % des jeunes ont un contrat précaire (CDD, intérim ou apprentissage). « L’emploi précaire (…) continue à augmenter. La baisse du chômage est due en partie au développement de l’apprentissage pour les jeunes, une politique extrêmement coûteuse et qui atteint aujourd’hui ses limites. Si la précarité augmente lorsque le chômage baisse, alors le « mal-emploi » continue à miner notre société et à attiser les tensions sociales », met en garde Anne Brunner, la directrice des études de l’Observatoire des inégalités.

 

Discriminations et "plafond de verre"


Autre élément clé, l'origine nationale ou non des actifs. Dans notre pays, terre d'immigration depuis deux siècles, les première et deuxième générations d'arrivants continuent de subir un taux de chômage nettement plus élevé que le reste de la population. Le rapport de l'Observatoire souligne que 11,2 % des immigrés cherchent un emploi, de même que 10,2 % des descendants d’immigrés. Les actifs sans ascendance migratoire, pour leur part, sont évalués à 6,5%. De telles différences tiennent à deux phénomènes : les immigrés sont généralement plus jeunes et moins qualifiés que les personnes nées en France. Ainsi, 38 % des hommes immigrés et 41 % des femmes immigrées n'ont pas de diplôme ou seulement le brevet des collèges, contre 20 % pour l'ensemble de la population. S'ajoutent à ces difficultés d'insertion sur le marché de l'emploi, les discriminations exercées de la part des employeurs. Malgré les campagnes qui, au fil des années, tentent de contrer ce racisme d'atmosphère, le rejet se perpétue et s’accentue même dans la période présente.  

 

Dans une réponse à une députée RN qui interrogeait le ministre de l’Intérieur sur le taux d'emploi des immigrés, les services du ministère indiquaient le 25 février dernier : « Ces phénomènes de discrimination ont pu être objectivés notamment pour les personnes d'origine maghrébine par des méthodes dites de "testing" : elles doivent envoyer 1,5 fois plus de candidatures pour espérer obtenir la même attention de la part des recruteurs, ces résultats étant cohérents avec le sentiment déclaré de discrimination à l'embauche ».

 

D'autres facteurs jouent également leur rôle dans ces discriminations. Les lieux de résidence fonctionnent ainsi comme un véritable marqueur social : vivre dans des quartiers défavorisés et autres zones dites « sensibles » concourt à l’exclusion. L'Institut national d'études démographiques (INED) emploie la notion de « plafond de verre » pour évoquer les discriminations auxquelles sont confrontés les immigrés et leurs descendants sur le marché du travail. Malgré l'amélioration de la situation socio-professionnelle des enfants de la deuxième et troisième générations, ceux-ci se heurtent à des limites invisibles dans leur progression professionnelle, ce qui correspond précisément à la définition du "plafond de verre" (7).  Une étude de cas de l'INED sur les agents de la Ville de Paris montre comment se manifeste le phénomène. Parmi ces agents, les personnes issues de l'immigration sont sous-représentées dans les postes à responsabilité et surreprésentées dans les emplois les moins qualifiés. Les « minorités visibles » (notamment originaires d’Afrique ou des DOM) sont concentrées dans les postes d’exécution, avec peu d’accès aux postes d’encadrement. Par exemple, 90 % des originaires des DOM et 80 % des immigrés d’Afrique sont en catégorie C, contre 58 % pour la population « majoritaire » (8).

 

Les conséquences de ce « plafond de verre », c'est à dire la perspective d’une discrimination à l’embauche, découragent parfois les jeunes issus de l’immigration à poursuivre des études longues, car l’investissement éducatif ne garantit pas un retour équitable sur le marché du travail. Cette auto-censure contribue à reproduire les inégalités éducatives et à limiter la mobilité sociale. Cette non-intégration professionnelle des immigrés et des Français d'origine étrangère mine la cohésion nationale. Ces discriminations poussent à l'essor de replis communautaristes et ouvrent un large champ à une bataille idéologique et politique qui déstabilise le « vivre ensemble ». Elles alimentent le sentiment d’injustice et d’exclusion parmi les groupes discriminés, ce qui entraîne une défiance accrue envers les institutions publiques et les processus démocratiques.  Des partis et des mouvements tentent de surfer, souvent avec succès, sur les ressentiments et les préjugés persistants. Ce climat idéologique, politique et culturel tend à opposer des communautés, en partie fantasmées. Le modèle républicain en prend un sérieux coup quand cet imaginaire communautariste anglo-saxon envahit le pays. Dans la réalité, le « grand remplacement » n'est pas celui de la submersion migratoire, mais de cette vision d'une société découpée en tranches (communautaire, religieuse, genrée, racialisée) en lieu et place d'une conception universaliste, issue de la Révolution française.

 

La défaite de ces offensives de guerre civile plus ou moins larvée passe par le repli des discriminations à l'emploi telles qu'elles sont révélées par l'Observatoire des inégalités. Le « pacte républicain » ne peut survivre à long terme dans de telles conditions. Les actions et la loi, en démontrant que « c'est possible », valent mieux que mille campagnes officielles sur ces thèmes.  Comme l'écrivait le vieux Marx : « l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle » (9).

 

Concentration croissante des richesses


La question des revenus et des patrimoines des Français et leur évolution reste l'une des parties clés de l'étude de l'Observatoire des inégalités. Et certains chiffres sont sans appel. Par exemple en ce qui concerne le patrimoine des Français : « Les 10 % les plus fortunés possèdent au moins 716.000 euros. C’est 163 fois plus que les 10 % les moins fortunés, qui possèdent moins de 4.400 euros. » Tout aussi important est ce constat : en 2023, les 10 % des ménages les plus riches en France détiennent 47,1 % du patrimoine total du pays, en hausse par rapport aux 41,3 % de 2010. Cette évolution traduit une concentration croissante des richesses : la moitié des ménages français détient 95 % du patrimoine total, la moitié la moins fortunée en possède donc moins de 5 % !

 

Si nous étudions maintenant les revenus et le patrimoine des 0,1% des plus riches des Français, soit 74.500 foyers fiscaux, le fossé s'avère gigantesque. En janvier 2025, la Direction générale des finances publiques (DGFiP) a publié une étude sur ces 0,1% (10). Une des caractéristiques marquantes pour les foyers à très haut revenu (THR) est la multiplicité de leurs sources de revenus (capitaux mobiliers, traitements et salaires, pensions et retraites, bénéfices non commerciaux, revenus fonciers), tandis que pour 90% de la population, les revenus sont uniquement constitués de traitements et salaires et de pensions et retraites. Sur une vingtaine d’années (de 2003 à 2022), l’étude observe une augmentation plus rapide des revenus pour les foyers THR que pour les autres foyers (+119% contre +46%). Les variations, surtout liées aux évolutions législatives, sont plus impactantes pour les revenus les plus élevés qui ont vu leur imposition baisser.

 

Quant au patrimoine moyen des foyers THP, il a presque doublé sur la période 2003 et 2016 avec une progression moyenne annuelle plus élevée que pour tous les autres foyers (+5,4% contre +4,2%). Les économistes utilisent une mesure statistique dite indice de Gini, du nom de son inventeur le statisticien Corrado Gini. Il permet de rendre compte de la répartition d'une variable (salaire, revenus, patrimoine) au sein d'une population. L'étude de l'Observatoire des inégalités en donne une lecture éclairante, comme le thermomètre situe l'intensité de la fièvre. L'indice varie sur une échelle de 0 (c'est à dire une égalité parfaite) à 10 (une inégalité parfaite). En 2022, après impôts et prestations sociales, il se situait à 0,294, contre 0,277 en 2002. Les inégalités prospèrent donc et la redistribution des richesses produites est de plus en plus inégalitaire.

 

« La richesse est comme le fumier : elle n’est bonne que si elle est répandue », écrivait le philosophe Francis Bacon dans son essai Des révoltes et agitations, publié en 1625. Le message s'est visiblement perdu en route, au rythme du développement du capitalisme.


Illustration : Lasserpe, dessinateur de presse et de bande dessinée.


Les établissements scolaires et universitaires sont eux aussi, et depuis fort longtemps, atteints par ces inégalités. L'École est tout à la fois témoin et acteur de cet écartèlement social. Anne Brunner, la  directrice des études de l’Observatoire des inégalités, souligne dans l'avant-propos du rapport récemment publié : « (...) notre pays est aussi l’un des plus inégalitaires dans le domaine de l’éducation. Année après année, les tests de niveaux scolaires montrent à quel point l’école française profite beaucoup plus aux enfants de parents diplômés qu’à ceux de milieux populaires. Au final, le milieu social des parents est le facteur qui a la plus grande répercussion sur les revenus perçus à l’âge adulte, bien plus encore que le sexe, le fait d’avoir grandi dans un quartier défavorisé ou d’avoir des parents immigrés. Bien sûr, tous ces facteurs peuvent se cumuler. Bien sûr aussi, le déterminisme n’a rien de systématique, bien des exceptions confirment la règle. Mais ce chiffrage montre le poids de la reproduction des inégalités d’une génération à l’autre, de façon incontestable. À ce constat s’ajoutent des phénomènes nouveaux. Les résultats des derniers travaux de la recherche doivent servir d’électrochoc : les filles ont de moins bons résultats en mathématiques que les garçons dès l’école primaire. Et l’université ne se démocratise plus. Deux signaux qui alertent sur l’urgence à repenser l’école et ses objectifs. »


Reproduction.  Ce mot clé fut introduit dans le débat national sur les inégalités des cursus suivis par élèves, selon leur origine sociale, par Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron. Dès 1964, dans Les Héritiers. Les étudiants et la culture, puis dans La Reproduction (1970) ils en avaient fait leur objet d'étude prioritaire. Et ils marquèrent, comme personne depuis lors, l'analyse de cette sphère essentielle de nos sociétés. Tout comme ils furent les premiers à engager le combat des idées contre les doxas favorites des partisans d'une société de statu quo. « La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons. » écrivaient-ils dans Les Héritiers. Et, dans La Reproduction, ils expliquaient  le processus par lequel les structures sociales, et leurs corollaires, les inégalités de classe, se perpétuent de génération en génération à travers le système éducatif. Loin d’être un simple instrument d’égalité des chances, l’école fonctionne comme un mécanisme de maintien de l’ordre social existant, en légitimant et en reproduisant la domination des classes favorisées

 

Le constat établi par le rapport de l’Observatoire des inégalités confirme en tous points ces analyses structurelles établies il y a une soixantaine d'années. De fait, si tout a changé, l'université, par exemple, s'étant considérablement ouverte aux enfants de nouvelles couches sociales, la structure produit toujours de l’inégalité de masse. Comme dit Tancrède à son oncle, le Prince de Salina, dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi : « Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change ».


Que disent les statistiques ?

Dès l’entrée à l’école, le niveau social des familles pèse lourdement sur la réussite des élèves, nous dit le rapport de l'Observatoire. En maternelle, les enfants des cadres ou d'enseignants obtiennent un score de 270  dans le domaine du langage et de 273 dans celui des mathématiques. Les enfants dont les parents sont ouvriers ou inactifs obtiennent des scores de 238 et de 237 aux mêmes tests. En cours préparatoire (CP), seuls 42 % des élèves des écoles les plus défavorisées (éducation prioritaire renforcée) ont une compréhension orale satisfaisante des mots, contre 75 % dans les autres écoles publiques. Les écarts sont similaires en mathématiques. Entre le CP et le CM2, 70 % des élèves en difficulté issus de milieux très favorisés parviennent à améliorer leurs résultats, contre seulement 42 % pour ceux de milieux très défavorisés.


Au fil de la scolarité, ces écarts se creusent. À la fin du collège, l’orientation des élèves reflète leur origine sociale : les enfants d’ouvriers représentent un tiers des élèves en CAP ou baccalauréat professionnel, mais seulement 19 % des lycéens généraux ou technologiques. À l’inverse, les enfants de cadres sont surreprésentés dans les filières générales et très peu présents dans les filières professionnelles. Dans l’enseignement supérieur, la sélection sociale s’accentue. Si les enfants d’ouvriers sont présents en BTS (23 %), ils ne représentent que 10 % des étudiants à l’université et 7 % en classes préparatoires aux grandes écoles, contre une surreprésentation des enfants de cadres.


Ainsi, la massification de l’accès au lycée et à l’université n’a pas suffi à gommer le déterminisme social.

Les conséquences de cet écartèlement de classes sont lourdes pour les individus et la société, indique le rapport qui constate :

  • Un taux de chômage élevé chez les jeunes non-diplômés, majoritairement issus de milieux défavorisés : trois ans après leur sortie du système scolaire, 50 % d’entre eux sont sans emploi.

  • Un coût social élevé : chaque individu sans diplôme coûte en moyenne 230 000 € à la société sur 40 ans, en raison de l’accès limité à l’emploi stable et au recours nécessaires à des aides sociales.


L'effet produit est une érosion de la cohésion sociale car la reproduction des inégalités scolaires alimente le sentiment d’injustice, la défiance envers les institutions et fragmente notre société. Le danger est ce cercle vicieux de la pauvreté : les enfants issus de familles pauvres, moins diplômés, rencontrent des difficultés d’insertion professionnelle et perpétuent ainsi le cycle de la précarité. Si le niveau d’éducation s’est globalement élevé et que des progrès existent — comme la baisse du taux de jeunes sans diplôme —, le système éducatif français reste l’un des plus inégalitaires de l’OCDE. L’idéal d’égalité des chances, au cœur du projet républicain, reste à concrétiser, souligne le rapport de l'Observatoire des inégalités.


Nous connaissons la suite. Le rapport de l'Observatoire des inégalités en définit les sinistres contours. Les engagements non tenus par les hommes et femmes politiques ne sont pas pour rien dans leur désaveu massif. Ajoutés à l'accroissement des exclusions et des disparités sociales, ils expliquent partout la montée des populismes. Comme Bernie Sanders l'analysait en février 20025, dans sa première charge héroïque contre le trumpisme victorieux : « Pendant ce temps, alors que les très riches deviennent encore plus riches, 60 % des Américains vivent au jour le jour, 85 millions ne sont pas assurés ou sous-assurés, 25 % des personnes âgées essaient de survivre avec 15 000 $ ou moins, 800.000 sont sans abri et nous avons le taux de pauvreté infantile le plus élevé de presque tous les grands pays sur terre. […] Ils mènent une guerre contre la classe ouvrière de ce pays et c’est une guerre qu’ils ont l’intention de gagner… »

 

Savoir et laisser faire, n'est-ce pas là la trahison suprême ?

 

Michel Strulovici


NOTES


(1). L’Observatoire des inégalités est un organisme indépendant qui analyse, mesure et publie des rapports sur les inégalités sociales, économiques, scolaires, territoriales, de genre ou encore d’origine en France. Il vise à fournir des données objectives et à éclairer le débat public sur l’état et l’évolution des inégalités dans la société française. Son site propose régulièrement des rapports détaillés, des analyses thématiques, des chiffres-clés et des outils pédagogiques pour mieux comprendre les écarts existants et les dynamiques à l’œuvre.  Tous les deux ans, le Rapport sur les inégalités en France dresse un panorama complet des disparités qui fracturent notre société. À travers cinq chapitres — revenus, éducation, travail, modes de vie, territoires —, l’édition 2025 analyse méthodiquement les écarts en s’appuyant sur les données les plus récentes, et s’enrichit d’un dossier spécial consacré aux inégalités environnementales. www.inegalites.fr 

 

(2). Je rendais compte ICI, le 16 juin 2023, dans un article intitulé "L’écartèlement social", du précédent rapport de l’Observatoire des inégalités.

 

(3). D'après le ministère du Travail et selon le Bureau international du travail (BIT), la France compte 2.400.000 chômeurs au premier trimestre 2025. Si nous considérons le nombre total de personnes inscrites à France Travail (ex-Pôle emploi) dans les catégories A, B et C (c’est-à-dire sans emploi ou en activité réduite et à la recherche d’un emploi), ces administrations recensent 5.700.000 personnes.

 

(4). Voir l'article de Mathis Lucas du 10 février 2025 sur le site developpez.com. « Le rapport "Future of Jobs 2025" du Forum économique mondial a interrogé des centaines d'entreprises à travers le monde. Les conclusions du rapport ne contribueront pas à apaiser les craintes persistantes concernant la sécurité de l'emploi à l'ère de l'IA. Ces dernières années, les licenciements dans le secteur de la technologie ont explosé, un certain nombre d'entreprises admettant ouvertement qu'elles ont licencié du personnel au profit de l'IA. D'après le rapport, publié le 8 janvier 2025, 41 % des entreprises interrogées prévoient de procéder à des licenciements d'ici à 2030 en réponse aux capacités croissantes de l'IA. Le marché de l'emploi devrait être touché, car les entreprises mettent de plus en plus l'accent sur la collaboration entre l'homme et la machine. L'IA étant capable d'automatiser un certain nombre de tâches et de gagner en efficacité à une vitesse extraordinaire, le Forum économique mondial a mis en lumière la manière dont différentes entreprises prévoient de tirer parti de cette technologie naissante au cours des prochaines années. »

 

(5). On lui doit notamment, la mise à disposition de missiles sol-air pour les talibans en Afghanistan. Ces armes, sophistiquées pour l'époque, décidèrent en partie de la défaite soviétique mais également de la prise de contrôle du pays par ce groupe de fanatiques islamistes.  On lui doit également le soutien accordé à Deng Xiaoping dans son agression du Vietnam en 1979, comme une sorte de revanche par procuration, de la défaite, là-bas des États-Unis.

 

(6). Le terme est une combinaison de « seins » et de « divertissement », renvoyant à l'effet apaisant de l'enfant qui tête le sein de sa mère. 

 

(7). Yael Brinbaum, Mirna Safi et Patrick Simon, "Les discriminations en France : entre perception et expérience", document de travail 183, INED.

 

(8). Mireille Eberhard, Patrick Simon. "Égalité professionnelle et perception des discriminations à la Ville de Paris", document de travail 207, INED.


(9). Introduction à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, publiée en 1844. 


(10). Sont considérés comme très hauts revenus (THR) les foyers dont le revenu fiscal est supérieur à 463.000 euros par an. Pour les très hauts patrimoines (THP), le patrimoine immobilier doit être supérieur à 2,7 millions d’euros.


(11). Pierre Bourdieu, "Les trois états du capital culturel", Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 30,‎ novembre 1979.

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