Les 18-25 ans, génération Bardella ?
- Michel Strulovici

- il y a 2 jours
- 21 min de lecture

Jordan Bardella en meeting de campagne avant les élections européennes, à Montbéliard, le 22 mars 2024.
Photo France Télévisions / Bourgogne Franche-Comté.
ANALYSE Chronique des temps qui viennent. 85% des Français veulent "un vrai chef pour remettre de l'ordre". Et alors que la génération 18-25 ans traverse une période de précarité accrue et une défiance record envers les institutions, elle se tourne massivement vers les courants populistes — d'extrême droite comme de gauche. Entre quête de reconnaissance et rejet des élites, ce bousculement des codes politiques interroge l’état de la démocratie, à quelques mois d'élections cruciales.
« La longue durée, c’est celle qui fait ressortir les structures profondes, celles qui ne se laissent percevoir
que très lentement, et ce n’est que dans le moment historique que ces structures invisibles
se manifestent réellement, par la cristallisation d’événements concrets et singuliers. »
Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire,
Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Flammarion, 1969.
Il est d'étranges parcours pour un journaliste curieux. Je venais juste de rendre compte il y a peu, du remarquable travail des jeunes élèves comédiens, auteurs et metteurs en scène de l’École du Nord, dans leur sprint final des répétitions de leur réjouissante et jouissive dénonciation de Trump ("Trump au sanibroyeur", lire ICI). J'en ressortais avec la vision d'une jeunesse humaniste, studieuse, créatrice, amoureuse du monde et des autres, dans leur diversité. Pour un peu je serai devenu optimiste.
Mais pourquoi avoir voulu, sur invitation des humanités, prolonger ma compréhension de cette génération, et sa manière de percevoir le monde, de se positionner dans le débat qui violente notre pays ? Que diable allais-je faire dans cette galère, pour paraphraser Géronte dans Les Fourberies de Scapin ? Pulsion journalistique, sans doute, mais aussi volonté de comprendre ce qui est en train de nous arriver.
Un tout récent sondage du cabinet d’études et de conseil ELABE pour La Tribune et BFM TV, en vue de la future élection présidentielle (1) annonce des temps tumultueux. Il rend crédible l'arrivée prochaine au pouvoir de l'extrême droite, les "nationaux-lepénistes", comme les nomme Christian Picquet, membre influent du Parti communiste (2). Dans un pays qui a subi l'occupation nazie et la dictature pétainiste (3), voir leurs héritiers, même déguisés en troubadours, aux portes du pouvoir 80 ans plus tard, en dit long sur le cycle historique qui se termine.
Entrons-nous dans ces « événements concrets et singuliers » qui, comme le dit Fernand Braudel dans la citation en exergue de cette chronique, font apparaître, par "cristallisation", le mouvement profond qui travaille l'histoire humaine ? Entrons-nous dans une période de ténèbres identique à celle qui tend à s'installer partout dans le monde ? Allons-nous rattraper notre "retard" ? Dans cette nouvelle période historique, le retour des empires, associé à des multinationales sur-puissantes disposant d'outils comme l'IA et les réseaux sociaux, composent un Requiem pour nos libertés d'une nature inédite.
"Fractures françaises"
Une enquête sonne l'alarme. Son titre : « Fractures françaises ». Publiée par l'Institut IPSOS le 20 octobre dernier, elle dévoile que 85% de nos citoyens soutiendraient l'idée qu'il faut « un vrai chef en France pour remettre de l'ordre » (4). Un « vrai chef », ça ne veut pas nécessairement dire un dictateur, mais un tel besoin de l'Homme providentiel, cette figure du père fouettard et sauveur, tout à la fois, court depuis longtemps dans les recoins de notre imaginaire politique. Nous savons que ce désir collectif d'incarnation et de recours à un leader devient fort dans les périodes d'impasse, de crise politique, sociale, ou... militaire.
L'historien Jean Garrigues explique cette fascination nationale par la rupture d'avec la monarchie absolue à l'époque de la Révolution. Ce pouvoir sacré et sacralisé disparu, est alors né un besoin paradoxal d'un pouvoir absolu et différent. Cette attente populaire de l'homme providentiel au destin historique ou divin, rythme notre histoire. Ils et elle s'appellent Napoléon Bonaparte, Jeanne d’Arc, de Gaulle ou Gambetta. Ce héros, ou héroïne, venu à point, remarque Jean Garrigues, « est un personnage qui apparaît dans les périodes de crises, et qui se présente comme le sauveur ultime chargé d'une sorte de mission historique ou divine » (5). Les institutions de la Ve République, taillées sur mesure par et pour l'un d'entre eux, De Gaulle, en sont les héritières. Et depuis soixante ans, elles ont créé des manières de faire et de penser la politique qui se sont installées durablement dans notre imaginaire collectif. Jusqu'à nous interdire de penser l'avenir autrement ?
Aujourd'hui, une telle délégation de pouvoir visant à annihiler toute forme de liberté de décision, se renforce dans le monde, par le jeu des médias de masse et le pilonnage des réseaux sur les esprits. Tous contribuent à inventer cette image du leader-charismatique en quête d'une mission historique. Trump et/ou Musk, Poutine et/ou Xi Jinping, en sont les dernières moutures connues. Mais nous ne sommes pas en reste.
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Dans cette atmosphère de crise de régime, certes politique mais aussi économique, sociale et idéologique, j''ai fait le choix d'aller voir comment notre jeunesse vit cette situation et se positionne sur les enjeux citoyens au moment où elle entre dans la vie active. Je me suis appuyé pour cela sur les études récentes de plusieurs instituts de sondage (ELABE, IPSOS, IFOP) et sur celles de Sciences Po.
La première information à tirer de ces études n'est pas mince. Selon l'étude d'ELABE déjà mentionnée, le RN confirme en 2025 sa capacité à mobiliser une part importante des jeunes, notamment dans les zones rurales et dans les milieux populaires ». L'IFOP indiquait de son côté, en août 2024, que « le RN recueille 32% de préférence partisane chez les18-25 ans, qui le choisissent souvent par souci de défense des catégories populaires ».
Cette montée en puissance s’explique aussi par le rejet des partis traditionnels et la quête d’une alternative face aux défis affrontés par cette jeunesse dans la vie quotidienne. Dans l'enquête IPSOS sur les "fractures françaises", près de 81% des jeunes jugent que le système démocratique fonctionne mal, et 66% d'entre eux estiment que la corruption des « élites » est généralisée. Cette désillusion de masse touche toutes les composantes sociales de cette génération. Remarquons toutefois que, selon l'étude de l'IFOP sur "la radioscopie de l'électorat du Rassemblement national", ce rejet ne s’accompagne pas d’un refus de la démocratie : 50% des jeunes y restent attachés, même s’ils estiment que leurs idées ne sont pas suffisamment représentées. Un paradoxe, selon les analystes, qui témoignerait d’un désir de rénovation plutôt que d’abandon (6).
Quoi qu'il en soit, ces jeunes Français en colère ont les yeux de Chimène pour... Jordan Bardella. Aujourd'hui, 35% d'entre eux ont l'intention de voter pour lui au premier tour de l'élection présidentielle. Ce succès est le fruit du travail mené, sur longue période, par Marine Le Pen pour installer son parti au cœur de notre dispositif politique en s'efforçant d'en exorciser, publiquement les éléments néo-nazis et néo-fascistes. Mais, comme nous allons le voir, sortis par la porte du mouvement, Marine Le Pen ferme les yeux quand ils reviennent par la fenêtre, laissée ouverte.
A gauche : Pierre-Romain Thionnet, aujourd'hui député européen, issu de la mouvance "identitaire" :
l'un des jeunes idéologues -dans l'ombre- du Rassemblement national (photo Street Press).
A droite : "Se former pour gouverner"... A Paris, en novembre 2023, session du Campus Héméra,
centre de formation pour les futurs cadres du Rassemblement national (photo DR).
La réussite de Jordan Bardella doit donc beaucoup à l'essor du RN, mais son image lissée de jeune homme propre-sur-lui, et sa stratégie électorale, sont le résultat de la mise en musique par ses conseillers du discours de maman Le Pen. Ces hommes de l'ombre ont su fabriquer l'image d'un garçon sympathique, proche de la jeunesse et de ses soucis. Ils ont réussi à masquer, avec art, la réalité idéologique du personnage. Elle n’apparaît qu'au vu du parcours de ces conseillers-Gepetto qui ont créé Bardella-Pinocchio.
Le plus "Gepetto" d'entre eux s'appelle Pierre-Romain Thionnet. Aujourd'hui député européen, il avait déjà été mentionné par les humanités en juillet 2024 : « Ce franc camarade des groupuscules les plus extrêmes de l’extrême droite (comme le groupe Zouaves Paris, depuis dissous), comme de l’entourage d’Éric Zemmour, a été de 2019 à 2022 le très fidèle attaché parlementaire de Jordan Bardella, qui appréciait tout particulièrement ses fiches et autres synthèses, autant qu’il le suivait en soirées dans des bars néo-nazis où se retrouvait la jeunesse "identitaire". Pierre-Romain Thionnet, qui se préserve des médias (« c’est un mec de l’ombre »), est l’un des jeunes idéologues qui nourrissent aujourd’hui le Rassemblement national en "éléments de pensée" et stratégies de communication » (7).

Les selfies, éléments incontournables de la communication de Jordan Bardella. Photo Olivier Toussaint / Le Pèlerin
Les conseillers de Jordan Bardella ont su également jouer avec succès des réseaux sociaux et des moyens modernes de communication. Ce jeune homme politique est, en effet, suivi par 1,3 millions d’abonnés sur TikTok. « Or TikTok et Instagram sont cités par 56% des jeunes comme moyens pour s’informer sur le déroulement de la campagne. Dans un contexte de faible mobilisation politique d’une grande partie de l’électorat juvénile, cette proximité que le candidat du RN peut entretenir avec lui via les réseaux sociaux est certainement un atout considérable », commente le sociologue Olivier Galland dans une étude pour le site Télos (8). Si l'on ajoute à ce lien privilégié, le pilonnage intensif organisé par les médias Bolloré et tous les open-bar pour Jordan sur toutes les chaînes de radio et de télévision, sans parler de sa présence obsessionnelle en "Une" dans la presse papier aux mains des puissances financières et associés, tout le champ est couvert et il devient impossible d'échapper à la bardellamania.
La popularité de ce jeune néo-fasciste 2.0 dans une partie de la jeunesse tient également à son histoire d'enfant-des-banlieues-qui-a- réussi. Cette succes story parle fort à la France des "oubliés", celle des peu diplômés, celle des quartiers périphériques et des zones rurales. Tous ceux qui, issus des catégories populaires, rencontrent des difficultés à trouver un emploi, des salaires corrects et des logements décents. En une phrase : tous les laissés-pour-compte de la start-up nation si chère à Emmanuel Macron.
« La repentance est la posture des faibles » (Jordan Bardella)
Pour parler à cette jeunesse et la séduire, Jordan Bardella et son équipe de communicants ont su peaufiner des discours marqués par une syntaxe toute de simplicité, sinon simpliste. « Lui, il nous comprend », entend-on, rapportés par les micro-trottoirs, dans des reportages ou interviews. complaisamment sollicités et diffusés par les télés et radios fast food. Un de ses discours ciblé sur cette génération, prononcé lors du lancement du mouvement "Les Jeunes avec Bardella", le 27 janvier 2024, est exemplaire de la méthode : « Jeunes Français, j'aurai besoin de vous et de votre force dans ces élections européennes. J’ai besoin de vous : aidez-nous à faire de ces élections l’acte 1 du temps de l’espérance dans lequel nous voulons faire entrer le pays ! Vous êtes une génération consciente de la grandeur de la France, consciente des grandes figures historiques qui ont forgé notre nation. Vous êtes une génération qui défie le politiquement correct, qui ne se laisse impressionner par personne, notamment par ceux qui sont responsables de l’abîme dans lequel notre pays plonge. Vous dites chaque jour votre fierté d’être français, vous comprenez que la repentance est la posture des faibles. » En mai 2024, Arte peut alors intituler un reportage en forme de constat : « France : la jeunesse n'emmerde plus le RN » (ci-dessous).
Ce type de discours fait mouche dans une partie d'une jeunesse en désarroi, qui s'engage dans la vie, comme on dit, dans un climat lourd. Selon une enquête d’IPSOS pour le quotidien La Croix (9), le pouvoir d’achat est la première de leur préoccupation. 38% des jeunes interrogés considère comme prioritaire l'élévation de leur niveau de vie. Les jeunes déclarent vivre également un sentiment d’exclusion, exacerbée en milieu rural où 81% estiment que leur voix ne porte pas dans les débats publics, un sentiment partagé dans l’ensemble par 72% de cette génération.
Le très utile baromètre annuel du Secours populaire français, établi par IPSOS et publié le 11 septembre dernier, titre sans ambiguïté : "Pour les jeunes français, l'épreuve de la précarité" (10). En introduction, l'étude donne le la : « Quinze ans après son premier sondage montrant la précarité grandissante de la jeunesse, le Secours populaire français a voulu donner à nouveau un coup de projecteur sur les conditions de vie des 18-34 ans. Les bouleversements liés à l’apparition du Covid-19, aux fluctuations de l’inflation et aux promesses non tenues de progrès social se lisent dans ce nouveau focus réalisé par IPSOS : leurs conditions de vie sont plus dures et plus précaires que celles de leurs aînés. » Et l'étude ajoute : « En 2025, 50 % des jeunes Français se déclarent mécontents de leur niveau de vie, notamment en ce qui concerne le montant de leurs revenus et leur autonomie financière. Par comparaison, ils étaient 33 % en 2010. (...) Ce mécontentement massif à l’égard de leur niveau de vie est nourri par les privations quotidiennes que les jeunes rencontrent. Faute de moyens suffisants, près d’un jeune Français sur deux (48 %) rencontre des difficultés à se procurer une alimentation saine et équilibrée. Cette contrainte a considérablement augmenté ces dernières années : en 2010, 29 % des répondants avaient du mal à se nourrir en quantité et en qualité suffisantes. Alors qu’en 2010, le Secours populaire avait encore peu d’antennes spécialisées dans l'accueil des étudiantes et étudiants, aujourd’hui, ce ne sont pas moins de 40 fédérations départementales du Secours populaire qui en disposent d’au moins une ; et toutes proposent un soutien alimentaire. »

Distribution de denrées alimentaires organisée sur le campus de Nanterre en direction des étudiants.
Photo Stéphanie Gutierrez-Ortega / Conseil départemental des Hauts-de-Seine
Les images de jeunes gens en file indienne sur les trottoirs, dans les campus universitaires ou à proximité des centres d’aide alimentaire pour attendre les distributions de vivres sont devenues malheureusement courantes (11), dans un pays classé à la septième place des pays industrialisés en termes de PIB (en 2025, le FMI l'estime à 3.211 milliards de dollars). Comment cette jeunesse pourrait-elle échapper à l'angoisse pour son présent et pour son avenir quand elle regarde autour d'elle : « huit millions de personnes sont aujourd’hui "en situation de mal-emploi". Bien au-delà de la simple mesure du chômage officiel, ce concept de "mal-emploi", né dans les années 1990, vise à rendre compte de la réalité plus large et plus complexe », expliquais-je dans une chronique publiée ci le 19 juin dernier, intitulée "La République des inégalités" (ICI). Aussi, n'est-il pas étonnant que 43% des jeunes se disent « en colère et contestataires » selon l'enquête, déjà citée, d'IPSOS pour La Croix.
En colère et contestataire : la « génération Z » l’est aussi dans d’autres parties du monde. Mais alors que, des Philippines au Népal, en passant par le Maroc, le Pérou et Madagascar, cette « Gen Z » se soulève contre la corruption, le mal-vivre et les injustices sociales, en France, une frange importante de cette même génération adoube le président d’un parti d’extrême droite condamné à plusieurs reprises en justice pour des affaires de corruption et de détournement de fonds publics, notamment dans l’affaire dite des assistants parlementaires au Parlement européen (4,6 millions d’euros), et vient encore tout récemment, à l’Assemblée nationale, de voter ou soutenir certaines mesures fiscales ou sociales qui allègent la pression sur les gros patrimoines ou sur les entreprises, ou qui ne vont pas à l’encontre des inégalités structurelles. Il faut croire que le vernis du populisme (la défense des « petites gens ») est assez efficace pour masquer la réalité de la structure du RN !
Ce cancer du "populisme" affecte, il est vrai, tous les pays occidentaux. Mais son implication dans le débat public n'est pas univoque. Cette génération oscille entre un populisme de droite centré sur l’identité et le souverainisme et un populisme de gauche orienté vers l’égalité et la contestation sociale. A l'autre bout de l'arc politique et de Jordan Bardella, il existe un autre leader "populiste" qui fascine aussi une partie de la jeunesse, particulièrement celle des milieux universitaires et des jeunes précarisés. Jean Luc Mélenchon, cet homme âgé qui a fait de la politique son métier depuis plus de cinquante ans, en est le représentant admiré, le gourou, avec un incontestable talent de tribunitien (12). Il faut voir avec quelle fascination ses déplacements, ses discours, ses saillies, ses foucades mêmes, sont reçues par cette jeunesse-là. Jean Luc Mélenchon en est l'oracle.
Un sondage IPSOS de septembre dernier montre Jean-Luc Mélenchon largement en tête, dans la tranche particulière des 18-24 ans, avec 42% des intentions de vote ! (13). Selon l'importante étude IPSOS, titrée "Fractures françaises 2025", publiée le 19 octobre dernier, l'adhésion des Français à LFI ne recueillerait pourtant que 7,5% des préférences partisanes. Même si les deux sondages mentionnées ici n'ont pas le même panel, les différences d'opinion, selon les générations, s'avèrent considérables. Alors que 72% des Français considèrent que LFI attise la violence, ils ne sont plus que 51% des 18-24 ans à la percevoir ainsi. Alors que 69% des Français estiment que le mouvement mélenchoniste est dangereux pour la démocratie, 50% des jeunes affirment le contraire.
Défini comme mouvement "gazeux" par son leader, la France insoumise engrange des points grâce à ses prises de position et son militantisme sur les enjeux sociaux et environnementaux. La jeunesse est sensible à la lutte contre les inégalités sociales, que 27% des jeunes citent comme premier motif de leur engagement politique (14). Dans ce même sondage d'IPSOS, 82% jugent les inégalités sociales comme trop importantes et cette opinion est encore plus prononcée pour les boursiers (88%) et pour les jeunes ruraux (90%). Le discours de Jean-Luc Mélenchon auprès de cette jeunesse militante en colère répond au vécu de ces parties les plus diplômées et les plus précarisées de la jeunesse : faut-il rappeler que dans la France de 2025, 52% des jeunes âgés de 25 à 29 ans sont diplômés de l’enseignement supérieur, avec une progression de plus de 10 points depuis 2003. Cette part inclut les diplômes de niveau licence (bac+3) jusqu’au doctorat (bac+8). Du côté des 18-24 ans, le taux de diplômés est moins élevé car beaucoup sont encore en cours d’études, mais la proportion des non-diplômés et non en formation est d’environ 8%. L'engouement de partie de cette jeunesse pour le « renversement de table » renforce l'implantation de la France insoumise dans ce milieu qui s'éduque au rythme des discours mélenchonistes et se radicalise encore plus. Une sorte de valse à deux temps. Jusqu'où ?
Si l'on fait le total des soutiens de la jeune génération aux deux mouvements populistes qui animent et bouleversent la vie politique française, nous constatons que près de 8 jeunes sur 10 les appuient, d'une manière ou d'une autre, selon les sondages établis cette année. Ces résultats impressionnants ne sont pas dus au hasard. On les retrouve peu ou prou dans la jeunesse de l'ensemble des pays occidentaux (voir "bonus" ci-dessous). Ces montées de populisme sont le résultat, parmi d'autres, d'une nouvelle époque, initiée à la fin des Trente Glorieuses, ce cycle historique qui, de la Libération au milieu des années 1970, fut marqué, dans tout l'Occident, par une économie de forte croissance et l'élévation du niveau de vie, avant que ne soit ouvert un nouveau cycle de dérégulation généralisée, cette lutte féroce des capitalismes pour plus de profits, toujours plus de profits. Leurs effets dans les domaines économique, mais aussi social, idéologique et culturel s'avèrent considérables. Ce néo-libéralisme triomphant se nomma Reaganomics. Ce mot-valise, rassemblant « Reagan » et « economics », fait référence à la politique économique qu'appliqua alors Ronald Reagan. Ce programme, inspiré par Milton Friedman et ses amis de l’École de Chicago, peut se résumer en quatre points :
la réduction brutale des dépenses publiques (à l’exception des dépenses militaires ) ;
un abaissement notable de l'impôt fédéral sur le revenu pour les ménages les plus aisés et pour l’impôt sur les plus-values ;
la réduction de la régulation publique ;
une politique anti-inflationniste, c'est à dire de restriction de la consommation (sauf pour les plus riches).
Cette vague partie de Washington et de Wall Street atteignit, comme un tsunami après un séisme, tous les pays occidentaux et modifia la donne pour toutes les autres économies de la planète. Aujourd'hui avec cette envolée, générationnelle, du populisme de droite et de gauche, assistons nous à un effet et/ou une réponse politique à l'irruption de l'illibéralisme ? Cette idéologie promeut la levée de toute limitation "entravant" le développement des systèmes économiques capitalistes et la mort du pouvoir régulateur de l’État démocratique. Cette idéologie ultra-réactionnaire, spectaculairement à l’œuvre aux États-Unis et en Argentine, peut-elle être contrée par les mouvements populistes ou ceux-ci surfent-ils sur cette vague ? Le cycle qui se termine verra-t-il la fin de toute protection des libertés individuelles, du pluralisme politique, de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs. La mort de notre modèle social et politique ? Pierre Rosanvallon, historien et sociologue spécialiste des questions liées à la démocratie nous mettait en garde, il y a déjà cinq ans dans Le siècle du populisme : « Le populisme est une forme limite de la démocratie qui remet en cause la nature libérale et représentative des démocraties existantes. Il propose une démocratie directe, une démocratie polarisée, et conçoit l’expression populaire comme immédiate et spontanée. Cette conception oppose les corps intermédiaires et les institutions classiques au nom d’une souveraineté populaire sacrée. Ce faisant, les populismes de droite et de gauche partagent des traits illibéraux, malgré leurs différences sur la question des inclusions sociales, avec une tendance à réduire la démocratie au fait majoritaire, ce qui menace la pluralité et les contre-pouvoirs. » (15)
Une note d'espoir, cependant, pour conclure sur l'actuelle tranche d'âge des 18-25 ans en France. Dans le sondage IPSOS pour le Secours populaire, publié le 11 septembre dernier et que nous avons déjà mentionné, cette jeunesse appartient « à une génération qui se dit prête à s’engager, que ce soit à travers des pétitions (75 %), des dons matériels (73 %) ou financiers (60 %). Surtout, un sur deux se déclare tenté par l’engagement dans une association de solidarité (52 %, de préférence à un syndicat ou un parti politique) ». Cette "Génération Z n'est donc pas si zinzin que cela ! Mais pour la détourner des sirènes populistes, que font nos dirigeants, présents ou prétendants à venir, pour encourager et soutenir réellement ces désirs d'engagements ? A force de mettre des bâtons dans les roues (de la jeunesse), il ne faut pas s'étonner outre mesure qu'il y ait retour de bâton.
Michel Strulovici
NOTES
(1). Étude ELABE pour La Tribune et BFM TV publié samedi 1 novembre. Selon ce sondage, qui a étudié cinq configurations différentes, "si le 1er tour de l’élection présidentielle avait lieu dimanche prochain, le candidat du RN serait très largement en tête" (voir ICI).
(2). Ancien membre majeur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), Christian Picquet a été rédacteur en chef de l’hebdomadaire Rouge, puis membre du bureau politique de la LCR jusqu’à sa dissolution. Opposé à la création du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), il a fondé la Gauche unitaire (GU), membre du Front de gauche, dont il a été porte-parole. Il a rejoint le PCF avec sa formation Gauche unitaire pour contribuer à une construction politique large à gauche. Il milite pour une réorientation du PCF, défendant des positions parfois critiques sur les alliances à gauche, et il fait partie de la direction du parti, notamment du comité exécutif national, où il est chargé des relations avec les intellectuels et le mouvement des idées. Son blog : https://christian-picquet.fr/
(3). Voir Vichy, Histoire d'une dictature 1940-1944, livre-« somme » sur cette période écrit par Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS, rassemblant le travail de dix autres historiens, spécialistes de cette époque. Un travail essentiel, avec des sources souvent inédites, publié aux Editions Taillandier, en octobre 2025 (ICI).
(4). "Fractures françaises", IPSOS, 20/10/ 2025. « Les Français affichent un niveau de pessimisme inédit face à la situation politique et sociale du pays. Pouvoir d'achat, déclassement social, déclin national, mais aussi défiance généralisée envers les institutions, les partis et le personnel politique : les indicateurs sont au rouge », préviennent les analystes d'IPSOS dans leur introduction.
(5). Jean Garrigues, Les hommes providentiels. Histoire d'une fascination française, Seuil, 2012 (voir ICI).
(6). IFOP, "Radioscopie de l’électorat du Rassemblement National", août 2024 (voir ICI).
(7). Jean-Marc Adolphe, "Derrière les "brebis galeuses", les jeunes loups du fascisme national", les humanités, 9 juillet 2024 (ICI).
(8). Olivier Galland, « Les jeunes et le RN », Telos, 12 juin 2024 (ICI). Le site www.telos-eu.com est la plateforme en ligne de la revue française Telos, un média indépendant qui propose des analyses approfondies sur des sujets politiques, économiques, sociaux et culturels contemporains. Telos se distingue par sa rigueur intellectuelle, son ton indépendant et son modèle économique à budget frugal, reposant en grande partie sur la générosité des lecteurs.
(9). Étude d’IPSOS pour La Croix du 28 Mai 2024 sur les principales préoccupations et opinions des Français, conduite auprès de 600 jeunes de 20 à 21 ans.
(10). Focus IPSOS/ SPF, 2025, publié le 11 septembre 2025.
(11). Un rapport de l’INJEP (avril 2025) précise que 30% des bénéficiaires d’aide alimentaire ont moins de 35 ans ; les étudiants représentent une part importante, recourant souvent aux épiceries sociales et aux distributions de repas (Lire ICI).
(12). Et que l’on ne vienne pas nous accuser de caricaturer la position du leader de la France insoumise. Dans « L’heure du peule », un débat avec la philosophe post-marxiste Chantal Mouffe (le 21 octobre 2016 à la Maison de l’Amérique latine, à Paris), Jean-Luc Mélenchon souligne l’importance de la colère populaire comme moteur politique, capable de dépasser la simple raison pour nourrir une volonté politique collective, et revendique ouvertement la dimension populiste qu’il entend mettre en avant dans une stratégie de conquête du pouvoir. Dans plusieurs écrits et interviews, Jean-Luc Mélenchon a encore revendiqué un « populisme de gauche » qui consiste, selon lui, à construire une frontière antagoniste entre un « nous » (le peuple) et un « eux » (les élites ou l’establishment).
(13). Le sondage IPSOS qui montre Jean-Luc Mélenchon largement en tête chez les jeunes, avec environ 42% d’intentions de vote chez les 18-24 ans, a été réalisé entre le 24 et le 28 septembre 2025. Cette enquête en ligne a été menée auprès de 500 personnes âgées de 18 à 29 ans, constituant un échantillon représentatif de cette tranche d’âge en France.
(14). Ce chiffre provient de l'enquête IPSOS d'août 2025, intitulée "Avoir 20 ans : l'état d'esprit des jeunes Français en 2025", qui analyse la perception des jeunes concernant la politique, la société, leurs préoccupations et motivations d'engagement (voir ICI).
(15). Pierre Rosanvallon , Le Siècle du populisme, Seuil, 2020. Pierre Rosanvallon est un historien et sociologue français, spécialiste de l'histoire de la démocratie, du modèle politique français, du rôle de l'État et de la question de la justice sociale dans les sociétés contemporaines. Depuis 2001, il occupe la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France, tout en étant directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a été l’un des principaux théoriciens de l’autogestion dans les années 1970, associé à la CFDT.
BONUS. La nouvelle mode chez les jeunes : devenir d'extrême droite
Chez les jeunes, la nouvelle mode serait de devenir d'extrême droite, écrit la talentuse et réputée journaliste britannique Jemima Kelly, chroniqueuse et éditorialiste pour le Financial Times, en reprenant et commentant un article de son confrère John Burn-Murdoch. Extraits :
L'énergie intellectuelle des nouveaux mouvements d'extrême droite attire les jeunes. Ces mouvements remettent en question les normes libérales-démocratiques, méprisent les institutions et l'université. (...) Dans tous les sondages réalisés des deux côtés de l'Atlantique, les jeunes s'identifient aux partis, mouvements et idées de droite et votent pour eux. Mais nous ne parlons pas seulement de la droite modérée ou traditionnelle, mais aussi des forces populistes, anti-immigrés et réactionnaires. (...) Curtis Yarvin, blogueur et ingénieur informatique dont les idées ont contribué à donner vie à Trump 2.0, est surnommé le parrain de la faction la plus iconoclaste de ces jeunes de droite qui évoluent principalement sur Internet. Il a récemment commencé à appeler la « nouvelle droite » - comme on appelle généralement la faction la plus radicale et inflexible - la « jeune droite » en raison de l'importance acquise par ses membres juniors. Comme toujours, il existe un autre niveau de complexité.
Fossé entre les sexes. Comme l'a démontré John Burn-Murdoch, le fossé politique entre les sexes au sein de la génération Z (les jeunes âgés de 13 à 28 ans) est tel qu'il serait peut-être plus logique de la considérer comme deux générations distinctes plutôt qu'une seule, étant donné que les femmes de la génération Z sont plus « libérales » et les hommes plus « conservateurs ». Par conséquent, la « droite jeune » pourrait être mieux considérée comme la « droite masculine jeune ». La gauche progressiste - tant jeune que plus âgée - affiche parfois un mépris pour les valeurs libérales traditionnelles de liberté d'expression et de débat ouvert. Et si cette droite masculine, plus jeune et nouvelle, peut partager certaines des opinions de la vieille droite en matière d'immigration et de nationalisme – et de plus en plus en matière de « valeurs judéo-chrétiennes » –, elle est souvent plus intéressée par le renversement de l'ordre existant que par sa préservation. Face à la panique suscitée par le flirt des jeunes avec le fascisme, cette différence est importante. Car l'une des principales raisons pour lesquelles les jeunes se détournent non seulement de la droite, mais aussi de la droite radicale, voire de l'extrême droite, est leur énergie intellectuelle : une effervescence d'idées nouvelles sur la manière dont nous organisons la société. Cela attire les jeunes qui recherchent quelque chose qui les enthousiasme et qui leur donne le sentiment de rompre – de se rebeller – avec les croyances de leurs parents libéraux et rigides.
Et bien qu'il existe de nombreux théoriciens de droite de premier plan qui proposent des idées radicales – Yarvin lui-même soutient que la démocratie devrait être remplacée par la monarchie –, il y a un manque évident de tels penseurs, voire de nouvelles idées, à gauche.
Critiques de la modernité. Les jeunes qui s'enthousiasmaient autrefois pour les arguments de Noam Chomsky sur la fabrication du consentement médiatique se plongent désormais dans les critiques nietzschéennes de la modernité du pseudonyme de droite Bronze Age Pervert (1) et dans son enthousiasme pour la masculinité précivilisationnelle. Mais le fossé entre les sexes n'est pas la seule division intragénérationnelle : les enquêtes suggèrent une autre disparité significative entre les membres les plus âgés de la génération Z, qui ont terminé leurs études avant la pandémie de 2020, et les plus jeunes, qui les ont terminées après.
Ce dernier groupe penche davantage vers la droite que ses prédécesseurs. Dans un sondage réalisé cette année par l'université de Yale, les jeunes âgés de 18 à 21 ans ont soutenu les républicains avec près de 12 points de pourcentage d'avance sur les démocrates, tandis que ceux âgés de 22 à 29 ans les ont soutenus avec environ six points de pourcentage d'avance. Parallèlement, les jeunes Britanniques âgés de 18 à 24 ans tournent également le dos à la gauche traditionnelle : lors des élections de 2024, moins de jeunes âgés de 18 à 24 ans ont voté pour le Parti travailliste qu'une grande partie de la population d'âge moyen.
Et même si seulement 9 % ont voté pour Reform UK, ce chiffre devrait augmenter lors des prochaines élections : dans le dernier sondage réalisé auprès des jeunes par le John Smith Centre, plus d'un quart des hommes âgés de 16 à 29 ans ont déclaré avoir une « sympathie » pour Reform (contre 15 % des jeunes femmes). Cependant, il est probable qu'ils ne voteront pas : dans un récent sondage YouGov pour la Fondation Tui, seuls 60 % des jeunes Britanniques âgés de 16 à 26 ans ont convenu que la démocratie était préférable à d'autres formes de gouvernement, tandis que 18 % ont convenu que « dans certaines circonstances, une forme de gouvernement autoritaire est préférable à une forme démocratique ».
Le vieil adage selon lequel « si vous n'êtes pas libéral dans votre jeunesse, vous n'avez pas de cœur ; si vous n'êtes pas conservateur dans votre vieillesse, vous n'avez pas de cerveau » ne fonctionne plus tout à fait, à moins que nous ne pensions que les jeunes manquent de cœur. Ce que l'on voit, c'est une génération désabusée, qui doute que la démocratie libérale puisse accomplir quelque chose de valable. Il faut une pensée nouvelle et fraîche, ainsi qu'un environnement libre et ouvert où la tester, la débattre et la remettre en question, pour prouver qu'elle en est encore capable.
Jemina Kelly, The Financial Times.
(1). Bronze Age Pervert, souvent abrégé en BAP, est le pseudonyme d'un écrivain et personnalité d'internet d'extrême droite, identifié comme Costin Vlad Alamariu, un Romano-Américain né en 1980. Bronzed Age Pervert est connu pour ses idées réactionnaires influencées par la philosophie nietzschéenne, prônant un retour aux idéaux héroïques de l'Antiquité classique et dénonçant la société moderne comme décadente. Il est actif sur les réseaux sociaux, notamment sur X (anciennement Twitter), où il a cultivé une image provocante mêlant des mèmes d'extrême droite, des images de culturistes et un discours nationaliste et fascisant marqué. Son œuvre majeure est le livre auto-publié Bronze Age Mindset (2018), dans lequel il défend un mode de vie aristocratique basé sur une puissance et une liberté complètes, rejetant l'égalité humaine. Il évoque des figures classiques comme Alcibiade et les héros homériques, et critique vivement ce qu'il appelle le "bugman", une figure des hommes modernisés, dévirilisés.
Bronze Age Pervert a une base de fans dévoués dans certains cercles d'extrême droite en Occident, souvent via la "manosphere", un espace en ligne discutant de la masculinité et de la politique. Son mélange de philosophie, de critique sociétale, de provocation et d'esthétique musculaire en fait une figure controversée et influente, avec des liens visibles avec des mouvements naziïdes et traditionalistes. Son identité réelle, Costin Vlad Alamariu, a été révélée en 2023, bien qu'il n'ait jamais officiellement confirmé publiquement cette association. Il a un parcours intellectuel sophistiqué, avec une formation universitaire prestigieuse aux États-Unis.





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