Le nom de Gaza rime-t-il avec "génocide" ?
- Michel Strulovici

- 26 sept.
- 26 min de lecture

Dans la ville de Gaza, en mai 2024. Photo Fatima Hassouna.
Reporter palestinienne, Fatima Hassouna a photographié le quotidien des habitants de Gaza depuis octobre 2023, avant d'être tuée par une attaque israélienne le 16 avril 2025, un mois avant la projection, au Festival de Cannes,
du documentaire de Sepideh Farsi, Put Your Soul on Your Hand and Walk, dont elle est la protagoniste. Elle avait 25 ans. Le Festival Visa pour l’Image, à Perpignan, vient de lui rendre hommage en exposant son travail (voir ICI).
Au moins 220 journalistes palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre 2023 à Gaza,
dont plus de 75% sont morts dans l’exercice de leur métier.
La tragédie que subit Gaza ne laisse pas en paix. Même si le Hamas et ses mentors iraniens ont leur part de responsabilité, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et ses alliés d'extrême droite (avec la complicité de Trump) seront tôt tard poursuivis pour crimes de guerre, crime contre l'humanité, déplacement forcé de populations... Mais cela semble ne pas suffire. Des voix de plus en plus nombreuses évoquent désormais un "génocide". Pour les slogans, c'est plus facile. Mais qu'en est-il vraiment ? En s'appuyant sur l'histoire des génocides du 20ème siècle, notamment arménien et rwandais, Michel Strulovici livre pour les humanités une chronique qui ne brosse pas forcément dans le sens du poil. Dans une époque où l'affect supplante toute mise en perspective des événements, est-il encore possible de raisonner ?
« Nous ne connaissons que par les mots. Leur inefficacité démontrée, c'est notre aveuglement définitif. »
Albert Camus, in Œuvres complètes, Tome 1 1931-1944, page 902, la Pléiade.
Comment et pourquoi tenter d’encore raisonner face au nombre de victimes palestiniennes à Gaza, devant l'ampleur des destructions, dans le flot quotidien d’informations qui attestent de la tragédie ?
Comment et pourquoi tenter de garder ses nerfs après le discours de Netanyahou appelant à faire d’Israël une « super Sparte » ? (1)
Comment et pourquoi tenter de garder raison quand l’indignation vous envahit devant les projets de Trump de raser Gaza pour la transformer en Riviera ?
Comment et pourquoi tenter d'analyser une telle abomination quand l’émotion submerge, face aux images des bombardements israéliens et de leurs victimes, mais aussi face au visage d’un bébé israélien, Kfir Bibas, certainement le plus jeune otage de l'histoire, étranglé à mains nues, avec son frère un peu plus âgé et leur mère, d'après l'analyse médico-légale israélienne, pratiquée à la remise des corps par le Hamas en février 2025.
Cet exercice de mise en perspective des événements est-il même souhaitable ?
Le tenter aujourd’hui, c'est assurément risquer de se retrouver injurié, dénoncé, "habillé" pour tous les hivers qu'il me reste à vivre, et peut-être même après !
Je pensais à cela en regardant ces dirigeants de gauche manifester le 21 septembre dernier à Paris en dénonçant le « génocide en Palestine ». Pour eux et pour les millions de Français qui les soutiennent, la messe est dite. Ces démonstrations sont majoritairement peuplées de jeunes gens, vibrant à l'unisson dans la dénonciation d’Israël. Nombreux entonnent « Du Fleuve à la mer », slogan que s’est approprié le Hamas et qui l’a inscrit comme tel dans sa Charte, qui exige implicitement la disparition de « l'entité sioniste » comme il l'appelle. Comprennent-ils tous ce qu'implique une telle proposition ? Nombreux portent le fameux keffieh, cette coiffe d'origine irakienne, devenu étendard qui vous transforme instantanément en révolutionnaire accompli. Je ne les blâmerai pas, ayant moi-même adopté un comportement similaire en me coiffant parfois, lors de rassemblements en pleine guerre américaine, d'un chapeau conique de paysan vietnamien pour signifier ma solidarité. Je garde une photo de cette époque où, à une Fête de L'Humanité des années 1960, des amis et moi-même, faisions ainsi la Révolution par procuration.
Je ne possède pas la science infuse et je ne déclare pas détenir la vérité absolue. Mais, pour avoir été sur le terrain, pour avoir suivi et traité les questions de cet enfer proche-oriental depuis si longtemps (au moins soixante ans), pour avoir si souvent discuté des problèmes de cette région avec des journalistes qui en sont spécialistes, comme Didier Epelbaum, Charles Enderlin et Gérard Sebag (2), je me sens légitime pour apporter mon point de vue dans ce débat où l'affect est désormais, et pour longtemps, au poste de commandement.
Génocide et pensée décoloniale
En ouverture de cette modeste contribution au débat, cette question : l'offensive à Gaza du gouvernement d’extrême droite de Netanyahou, donneur d'ordre de Tsahal, doit-elle être qualifiée de « génocide » ? Alors que les historiens sont loin d’être unanimes sur la réponse à apporter à cette question, ce terme s'est imposé depuis trois ans comme jamais, dans nos lectures, nos regards, nos débats, notre imaginaire. Son occurrence atteint des sommets, y compris depuis peu, dans des articles de presse et dans la bouche de journalistes de radio ou de télévision, comme s’il s’agissait d’une incontestable évidence.
Le 8 mai dernier, lors d’un point presse à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot déclarait : « Le génocide continue avec Netanyahou et son gouvernement d'extrême droite qui veulent en finir avec le peuple palestinien ». En avril 2024, dans un communiqué publié sur X, la présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale écrivait déjà : « Aucune convocation, aucune intimidation de quelque nature que ce soit ne nous empêchera de protester contre le génocide en cours contre le peuple palestinien ». Elle venait alors d’être convoquée par la Direction de la Police judiciaire de Paris pour être entendue dans le cadre d’une enquête pour « apologie du terrorisme ». Le 8 octobre 2023, au lendemain de l’attaque meurtrière du Hamas, elle avait refusé de qualifier explicitement le Hamas d’organisation terroriste, mais exprimant sa « condamnation des crimes de guerre de part et d'autre », mettant d’une certaine manière sur un même pied Israël et le Hamas.
Le secrétaire de la CGT du Nord, proche de Jean Luc Mélenchon, osait de son côté, dans un tract diffusé le 10 octobre 2023 : « Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre], elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées. » Ce qui se traduit ainsi : l'occupation et la colonisation de territoires palestiniens (et non de Gaza, qui était jusqu'au 7 octobre et depuis longtemps administré par les Gazaouis eux-mêmes) expliquent (excusent ?) les pogroms exécutés par le Hamas… Cette déclaration a conduit le dirigeant syndical devant le tribunal correctionnel de Lille qui l'a condamné pour apologie du terrorisme.
Seule la détestation de l’État d’Israël en tant que tel - en d’autres termes « l’entité sioniste » selon le vocabulaire du Hamas et de l’Iran, qui a largement débordé son lit initial -, et non du seul gouvernement Netanyahou, peut expliquer la façon dont l’accusation de « génocide » a pu venir qualifier la tragédie actuelle. C'est l'analyse que développent les tenants de la pensée décoloniale. Dans l’ouvrage collectif Déconstructing Zionism, paru en 2013, le philosophe italien (et co-directeur de l’ouvrage) Gianni Vattimo écrivait : « L'idée de faire disparaître l'Etat d’Israël de la carte semble n'être pas complètement déraisonnable ». La philosophe américaine Judith Butler, connue pour ses travaux controversés sur la théorie du genre, était l’une de ces autrices de cet ouvrage collectif. Après les pogroms du 7 Octobre 2023 elle s'interrogeait sur « la question de savoir si le joug militaire israélien sur la région relève du colonialisme ou de l'apartheid racial ? », affirmant craindre que « le discours génocidaire de Netanyahou ne se matérialise par une option nucléaire. » (3)
L'anthropologue australien Patrick Wolfe s'inscrit dans la même lignée. Pour lui, toute colonie de peuplement implique automatiquement ou structurellement le génocide des populations colonisées. Dans un article de la revue scientifique Journal of Genocide Research (2006) intitulé "Settler colonialism and the elimination of the native", Wolfe défend la thèse que le colonialisme de peuplement repose sur une logique fondamentale d'élimination des peuples autochtones. Il explique que ce type de colonialisme ne vise pas seulement à les dominer, mais à les effacer matériellement et symboliquement, ce qui inclut un génocide physique mais aussi culturel. Wolfe affirme que la colonisation est une structure permanente, non un simple événement ponctuel, avec comme essence donc la destruction des sociétés autochtones pour permettre la construction d'une société coloniale nouvelle sur les terres confisquées. Et Wolfe de citer l'Australie, les États-Unis, le Canada et le projet sioniste en Palestine comme des « structures génocidaires » étendues et continues (remarquons que Mathilde Panot utilise ce même terme : « le génocide continue »).
Le défaut de la cuirasse de ces "totalisations" c'est qu'elles sont à la fois vraies et fausses, et quelles éliminent toujours les contradictions, ces durs pépins de la réalité. Elles effacent souvent toute dimension historique au profit de la fabrication d'une structure idéologique.
Au regard de l'Histoire
Il est pour le moins assez spécieux de transformer les 300.000 rescapés des camps de la mort qui débarquèrent, exsangues, dans les ports de la Palestine mandataire, en « colons génocidaires » ! Est-il nécessaire de rappeler le scandale de l'Exodus ? En 1947, 4.500 jeunes rescapés juifs de la Shoah embarquaient sur un bateau, L'Exodus, pour rejoindre la Palestine sous contrôle britannique.

L’Exodus en 1947. Photo Frank Scherschel
Le bateau était parti de Sète sans l'aval des autorités françaises. Le gouvernement britannique envoya la Royal Navy pour l'intercepter avant qu'il n'atteigne la Palestine, puis refusa qu'il mouille dans ses eaux territoriales et ses ports. Contraints de rebrousser chemin, le navire et ses passagers furent renvoyés vers l'Europe, avec des escales forcées notamment à Port-de-Bouc (France), où les autorités françaises refusèrent la permission de débarquer aux passagers. L'Italie n'accorda qu'une escale technique. Ces rescapés vont donc échouer dans des camps... en Allemagne, notamment à Hambourg, dans la zone d’occupation britannique. Il faut relire Exodus, le roman historique écrit en 1958 par l'écrivain américain Leon Marcus Uris. Difficile de ne pas ressentir une forte empathie pour ces jeunes gens. Les tenants de l'idéologie décoloniale, les considèrent-ils comme des « génocidaires » ?
Si on étudie l'histoire de la colonisation de la Nouvelle Zélande, du Brésil, de l'Argentine et du Chili, il faut relever l'incomplétude de la théorie des "décoloniaux". Malgré et contre les « intentions génocidaires » de nombreux colonisateurs, le projet ne s'est pas accompli, ni complètement, ni durablement. Si l’on prend l'exemple de l'Afrique du Sud, devant l'impossibilité de détruire les sociétés africaines colonisées, les Afrikaners inventèrent l'apartheid, puis durent céder le pouvoir grâce à l'action conjointe de l'ANC de Nelson Mandela et de l'appui des troupes cubaines de Fidel Castro dans la région, notamment à la suite de cette peu connue mais décisive bataille de Cuito Cuanavale en Angola. Là, les troupes cubaines et du MPLA (Mouvement populaire pour la libération de l'Angola) affrontèrent et défirent les troupes de l'UNITA de Savimbi alliées à celles de l'Afrique du Sud. Cette défaite des armées du régime d'apartheid ouvrit la voie à l'indépendance de la Namibie et à la fin du régime d'apartheid et à la libération de Nelson Mandela. (4)
Avec la méthode d'analyse structuraliste de Patrick Wolfe, il est impossible de comprendre les accords d'Oslo en 1993, la poignée de main de Yasser Arafat, le "colonisé", avec Yitzak Rabin et Shimon Peres, les "colonisateurs", sous le regard bouleversé du monde entier. Il est impossible de comprendre que 20% de la population israélienne soit musulmane, jouisse de ses droits de citoyens, pratique sa religion et développe sa culture au sein de d'une société que Netanyahou et ses alliés racistes et suprémacistes veulent transformer en État d'apartheid. Puisqu'il ne l'est donc pas.
L'Histoire réserve des surprises, des aboutissement non prévus de luttes inhérentes à ces faits de colonisation. Le péché mignon du structuralisme, est de figer le cœur des sociétés dans une sorte d’immuabilité. Il me semble au contraire que des contradictions sont partout à l’œuvre et peuvent transformer des structures qui semblent figées. Prométhée contre Zeus, en quelque sorte.
Mais les affirmations de Mathilde Panot, par exemple,ne peuvent être comprises que si elles s'inscrivent dans cette idéologie qui voit un génocide à l’œuvre dans toutes les actions israéliennes, puisque telle serait la nature même de "l’État hébreu" et de l’ensemble de ses citoyens. Dans l'univers idéologique des "décoloniaux", les contradictions n'existent pas. L'Histoire non plus. Seule l'origine familiale, raciale, genrée, détermine et classe qui est du bon ou du mauvais côté.
Désaccords au sein du cabinet de sécurité israélien
C’est ainsi que le mot de « génocide », pour désigner la culpabilité israélienne, s’est répandu avec une facilité déconcertante. Cette performance linguistique signe la réussite politique et idéologique du projet du Hamas… En janvier 2025, dans cette ambiance de dénonciation universelle des actions israéliennes, la Cour internationale de justice (CIJ) de l'ONU a débattu de la réalité du génocide à Gaza. Une plainte en ce sens avait été déposée par l'Afrique du Sud. La Cour a conclu ses travaux par une « mise en garde de risque clair et imminent de génocide à Gaza ». La CIJ soulignait également que des déclarations publiques de dirigeants israéliens évoquant « la destruction totale » pouvaient constituer des indices d'intention génocidaire (5).
Omer Bartov, professeur d'histoire à l'université américaine Brown de Providence (Rhode Island), rappelle dans un très intéressant et émouvant témoignage publié par la revue Orient XXI : « Deux jours après l’attaque du Hamas, le ministre de la Défense Yoav Galant déclarait que "nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence" [Yoan Galant affirme avoir parlé ainsi du Hamas et non des Palestiniens]. Un peu plus tard, il ajoutait qu’Israël devait "détruire Gaza, un quartier après l’autre". Pour l’ancien Premier ministre Naftali Bennett, il n’y avait pas de doute : "Nous combattons des nazis". De son côté, le Premier ministre Benyamin Netanyahou citait la Bible : "Rappelle-toi ce que t’as fait Amalek", en référence aux passages qui exhortent les Israélites à exterminer tous les habitants d’Amalek,"hommes et femmes, enfants et nourrissons". Lors d’une interview à la radio, il déclarait encore à propos du Hamas : "Je ne dirais pas que ce sont des animaux humains, car ce serait insultant pour les animaux". Sur X, Nissima Vaturi, le vice-président de la Knesset, écrivait que l’objectif d’Israël devrait être""d’effacer la bande de Gaza de la surface de la Terre . Et lors d’une intervention à la télévision israélienne, il expliquait qu’"il n’y a pas de civils innocents [...] nous devons aller à Gaza et tuer, tuer, tuer. Nous devons les tuer avant qu’ils ne nous tuent". »
De fait, ces incitations au pire sont, à l'évidence, intentionnellement génocidaires, et leurs auteurs devront être poursuivis par la justice internationale. Mais ont-elles été suivies d'effet sur le terrain ? Que faut-il donc de plus, objectera-t-on, en soulignant la situation catastrophique des Gazaouis ? Pourtant la Cour Internationale de Justice, prudente, n'entérine pas l'existence d'un génocide à Gaza déjà accompli ou en cours. « Vous en êtes dangereusement proches », explique-t-elle, « arrêtez-vous ». Se sont-ils arrêtés en si terrible chemin ?
Les dissensions entre le chef d’État-major Eyal Zamir, choisi pourtant par Netanyahou lui-même il y a quelques mois, et le reste du cabinet de sécurité, chargé de conduire la guerre, sont connues de tous en Israël. Eyal Zamir a ainsi mis en garde contre le "piège" que serait une occupation totale de Gaza que souhaitent Netanyahou et ses cinglés suprémacistes, lors d’une réunion du conseil de sécurité du mardi 5 août, a révélé la chaîne de télévision publique israélienne Kan 11. Selon le quotidien de droite Maariv, le chef d’état-major a averti « qu’une décision d’intensifier les combats pourrait entraîner la mort des otages encore en vie ». Il a aussi réitéré son « opposition à une décision de conquérir entièrement la bande de Gaza ».
Ces désaccords sur la conduite de la guerre et sa finalité sont désormais récurrents entre l’État-major de Tsahal et le personnel politique au pouvoir. En janvier 2025, le général Herzi Halevi avait déjà été éjecté de son poste de chef d’État-major pour des désaccords profonds, notamment avec les suprémacistes religieux du cabinet. Ils en étaient venus aux mains.
Il m'arrive souvent de rêver d'un coup d’État militaire pour en terminer avec ces fanatiques de la Torah. Dans ces conditions d'offensive militaire, l'armée israélienne affirme tenter de limiter les pertes civiles en utilisant une nouvelle tactique d'alerte des « déplacés » palestiniens. Celle pratiquée aujourd'hui succède à la méthode dite du « coup sur le toit » : une roquette légère ou une grenade était lancée sur le toit d’un bâtiment avant la frappe principale, pour en avertir les occupants. Désormais, la méthode de « réveil » consiste à provoquer des explosions puissantes mais peu destructrices à proximité d’abris civils, dans le but de pousser les habitants à se déplacer, tout en préservant le maximum de vies humaines, affirme l’armée israélienne. Dans le cas de l'offensive "Opération Chars de Gédéon II" qui vient de débuter, l'armée israélienne, par radio, tracts, messages téléphonés, a prévenu à l'avance, dès fin août, qu'elle allait attaquer Gaza city vers le milieu septembre. Ce qui a permis la fuite, vers le sud, de 700.000 de ses habitants.
Ces scènes de longues files de réfugiés sur la route côtière d'Al-Rachid, sont bouleversantes et rappellent d'autres exodes. Pour les Palestiniens, tout particulièrement, celui de la Nakba (La Catastrophe) de 1948.

Des Palestiniens déplacés fuient le nord de la bande de Gaza, à pied et en voiture, transportant leurs biens le long de la route côtière,
près de Wadi Gaza, le 23 septembre 2025. Photo Abdel Kareem Hana / AP
Il ne s’agit pas de dire ici qu'à Gaza, Tsahal ferait dans la dentelle. Nous savons que le bilan des morts, depuis le début du conflit en octobre 2023 approche les 65.000 Palestiniens tués, selon le ministère de la Santé de Gaza, repris par différentes organisations humanitaires internationales. Ce chiffre inclut une proportion très élevée de civils, avec près de 70% de femmes et d'enfants parmi les victimes. 160.000 habitants gazaouis, civils et miliciens, ont été blessés, "soignés" quand c'est possible, en Égypte ou ailleurs pour suppléer à l'absence quasi totale des centres de soins bombardés et détruits.
Pourtant deux ONG israéliennes, B'Tselem et Physicians for Human Rights, s'appuyant sur un des critères qui définit le génocide, affirmaient le 28 juillet dernier que l’État hébreu « mène des actions coordonnées pour intentionnellement détruire la société palestinienne à Gaza. En d'autres mots, qu'Israël commet un génocide. » Cette accusation précède celle de trois enquêteurs mandatés par la commission des Droits de l'Homme de l'ONU. Le 16 septembre, cette commission déclarait reconnaître un génocide en cours dans les tueries de masse, les déplacements forcés et la destruction d'infrastructures civiles. Remarquons toutefois que la neutralité des avis de cette commission, mandatée par le Conseil des droits de l’homme qui désigne des "experts", a souvent été mise en cause. Parmi les 47 États membres qui composent le Conseil des droits de l’homme, rappelons qu’on trouve ainsi la Russie, la Chine – particulièrement qualifiée pour définir des exterminations de masse, vu son savoir accumulé sur la question –, l’Arabie saoudite, l’Algérie, le Soudan – où la guerre civile en cours depuis avril 2023, est marquée par des violations graves du droit international humanitaire et des droits humains, de la part de toutes les parties en présence –, la République démocratique du Congo – où les agents de l’État, principalement militaires, et policiers, sont responsables de plus d’un quart des violations documentées : arrestations et détentions arbitraires, tortures, exécutions extrajudiciaires, restrictions à la liberté de la presse et des défenseurs des droits humains –, etc.
Contrairement à la Cour internationale de justice, les travaux et avis de cette Commission (et du Conseil) des droits de l’homme à l’ONU n’engagent pas juridiquement l’ensemble des Nations Unies, ni les États membres, comme le ferait une décision judiciaire contraignante. Mais son communiqué du 16 septembre a été bien évidemment saluée avec la plus grande satisfaction par le Hamas : « Cette reconnaissance par la commission d'enquête des Nations unies confirme ce que nous avons toujours dénoncé : les politiques israéliennes à Gaza constituent un génocide ciblé. Nous saluons cette validation internationale qui confirme la réalité de la destruction, de l’oppression et de l’annexion exercées contre notre peuple. Cette décision renforce la légitimité de notre résistance face à cette oppression systématique et marque un pas crucial vers la justice pour les victimes palestiniennes. »
Le piège du Hamas a fonctionné
Quels étaient les buts des attaques du 7 octobre ?
Pour le Hamas, le véritable projet de ces massacres inouïs ne visait pas à investir durablement le territoire israélien, même si le soulèvement de la Cisjordanie occupée avait été, par lui, espéré. Il s'agissait pour l'organisation terroriste de déclencher une riposte militaire israélienne de grande ampleur et de longue durée. La prise des 251 otages l'annonçait. L'organisation terroriste savait que la libération de ses ressortissants capturés, civils ou militaires, militairement ou par la négociation, constitue une constante de la politique israélienne. Alors 251 !

Le général iranien Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods, dirigeait l’appui iranien au Hamas, en particulier depuis le début des années 2000, au titre de la stratégie iranienne de l’« axe de la résistance » anti-israélien. Photo DR
Le Hamas s'y était préparé de longue date, avec l'aide du général iranien Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods, l'unité des Gardiens de la Révolution chargée des opérations extérieures. Après la mort de Soleimani le 3 janvier 2020, ciblé à Bagdad par une frappe américaine, sa "mission" a été poursuivie par le général Esmail Qaani, qui supervise la coordination des réseaux pro-iraniens au Moyen-Orient (Hezbollah, milices irakiennes, Houthis, etc.). Le Hamas et ses mentors iraniens savaient, par avance, que Netanyahou et son gouvernement d'extrême droite mèneraient une guerre d'une telle violence qu'elle entraînerait une condamnation quasi universelle. Le vrai projet du mouvement terroriste était et reste toujours de combattre le plus longtemps possible et de multiplier encore et encore les victimes du conflit. Le Hamas ne doutait pas, par une telle provocation, de transformer Israël en un État vengeur et, Netanyahou aidant, en un État paria. Ils ne doutaient pas, par le même coup, de leur prise de pouvoir sur l'ensemble des mouvements palestiniens.
Leur réussite dépasse tous leurs espoirs. Ils n'étaient pas les seuls à l'anticiper. Je me souviens de la rencontre entre Joe Biden et Benyamin Netanyahou à Jérusalem, le 18 octobre 2023. Le président américain était, bien sûr, venu apporter son soutien aux Israéliens mais connaissant par cœur la pulsion destructrice qui anime ce dirigeant prêt à tout, il avait prévenu : « ne vous laissez pas submerger par la haine. » Ce message, certainement étayé par les informations recueillies auprès de ses services de renseignement, Joe Biden savait qu'il ne serait pas entendu. Il avait compris que Netanyahou attendait l'élection de l'ami Trump pour en finir avec les ennemis menaçant l’État hébreu. Il soupçonnait, avec juste raison, Netanyahou de profiter de cette situation pour étendre au maximum sa maîtrise puis l'annexion des territoires occupées de Cisjordanie. Ainsi, Netanyahou s'imaginait-il rester, dans les mémoires collectives, comme une résurrection messianique du Roi David, pour l'éternité.
Je ne prédis pas le passé. Mais le Hamas et ses soutiens iraniens avaient également anticipé la rupture qui se produirait, par ricochets en quelque sorte, dans cette alliance anti-iranienne en voie de constitution dans la région sous le nom d'Accords d'Abraham. Signée en septembre 2020 à la Maison Blanche, avec la bénédiction de Trump, cette série d’accords inédits regroupait Israël, les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc. Et les négociations pour la participation de l'Arabie saoudite à cette alliance avaient commencé à progresser sérieusement dès la fin avril 2024, notamment lors de la visite du secrétaire d'État américain Antony Blinken à Riyad. Depuis décembre 2022, avec l'arrivée au pouvoir de Mohammed ben Salmane (MBS), l'Arabie saoudite avait amorcé une politique de rapprochement et de négociation sur une normalisation des relations avec Israël. Cet État, pivot de l'Islam sunnite, avait, par exemple, autorisé le survol de son espace aérien par des avions israéliens et il menait des discussions de haut niveau avec Israël sur la sécurité et le renseignement.
"L'effet Netanyahou"
L'attaque du 7 octobre visait à faire exploser en vol l'opération et elle a réussi. Au-delà de toute espérance, par ce que je peux appeler « l'effet Netanyahou ». Son dernier exploit en date parachève l'opération. En attaquant, par missiles, le siège des négociations entre le Hamas et Israël au Qatar, Netanyahou a franchi une nouvelle étape qui isole Israël encore plus que ce n’était le cas auparavant. Le premier ministre israélien a réussi l'exploit de réduire en cendres non seulement la résidence des dirigeants survivants de l'organisation terroriste mais, surtout, a fait voler en éclats l'alliance historique entre l’Égypte et Israël. Une source proche du Maréchal Al-Sissi déclare qu'il considère aujourd'hui qu'«Israël est un ennemi réel, menaçant la sécurité de l'Égypte et la stabilité des accords de paix ». Cette alliance existait depuis les accords Sadate-Begin dits de Camp David signés à Washington le 17 septembre 1978 ! Près de cinquante ans de relations essentielles pour la sécurité de l’État hébreu, profondément déstabilisés sinon annihilés. Quel tour de force !
De la même manière, fort de son impunité, mais surestimant ses possibilités, Benyamin Netanyahou a réussi à tuer toute velléité de l'Arabie Saoudite, de la Turquie, du Qatar, d'engager ou de prolonger leurs négociations avec Jérusalem. Le résultat de la stratégie "spartienne" de Netanyahou est un isolement de son pays, pire que celui des années 1950, dans la région et dans le monde. Son obstination à poursuivre l'offensive pour une hypothétique victoire définitive sur le Hamas est désavouée par le chef d'État-major lui-même. Selon la chaîne de télévision israélienne (de droite) 124 News, « La prise de Gaza-ville ne mènera pas à la victoire contre le Hamas » : c’est ce qu’aurait déclaré le général Eyal Zamir, à huis clos, le 15 septembre dernier lors de la réunion du cabinet de Sécurité israélien.
Enfin, la volonté de Netanyahou d'annexer la Cisjordanie occupée se traduit par une reconnaissance de l’État palestinien (à construire) par de nombreux gouvernements occidentaux dont celui de la France, de la Grande-Bretagne, de l'Australie, du Canada... alliés de toujours des gouvernements israéliens !
Cet isolement coûtera-t-il cher, électoralement à Netanyahou et à sa bande de cinglés ? La population israélienne s'inquiétera-t-elle de sa mise en quarantaine par ses voisins directs, et par ses amis lointains ? La morale traditionnelle, issue de la Torah, se dissout-elle dans le poison de la guerre, de l'occupation coloniale qui met les jeunes soldats en confrontation directe avec la population palestinienne ? Mes amis journalistes sur place m'indiquent que la propagande d'Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotricht, ces ministres suprémacistes, infuse leur hystérie messianiste dans la jeunesse israélienne...
La tentative de déshumanisation des deux populations l'une vis à vis de l'autre, cette machine infernale, est à l’œuvre et, jour après jour, cette guerre la renforce. Pour toute ces raisons l'appel du Président Macron le 22 septembre à l'ONU, pour qui « rien ne justifie plus la poursuite de la guerre dans l’enclave palestinienne », s'avère 'hui des plus justifiés. La reconnaissance de l’État de Palestine par la France et de nombreux États occidentaux peut-il changer la donne ?
Dans sa stratégie du toujours plus vers le pire qui caractérise sa politique, Benyamin Netanyahou flirte avec une idée particulièrement vicieuse. Pense-t-il pousser ainsi les Juifs du monde entier vers Israël dans une alyah imposée ? Joue-t-il de cette situation malgré tous les avertissements sur les effets dangereux de sa poursuite de la guerre, dans un climat où l'extrémisme islamiste se répand de par le monde et avec lui l'antisémitisme qui lui colle à la peau ? En tous cas, la politique suivie par le gouvernement d'extrême droite déroule un tapis rouge sang à l'un des objectifs de l'agression du Hamas.
Dans une précédente chronique pour les humanités (« Un rien qui dit tout, le 15 mars 2024, ICI), je notais qu'il suffit d'écouter les prophéties de l'hodjatoleslam (haut chef religieux iranien) Ali-Reza Panahian, dirigeant du "groupe de réflexion pour les universités" du dictateur Ali Khamenei, pour comprendre l'ampleur du projet du 7 octobre. Dans un entretien accordé à la première chaîne de télévision de Téhéran, le 8 novembre 2023, cet inspirateur de l’Ayatollah confiait : « Nous sommes en train de mener une guerre à petits feux contre l’Occident. Nous, le Hezbollah et le Hamas. Nous ferons naître un tel antisionisme dans le cœur de leurs peuples que tous ceux qui manifestent aujourd’hui dans leurs rues seront les mêmes qui les détruiront demain de l’intérieur. (...) De toute façon, nous avons déjà gagné. Quoi qu’ils fassent ces gens seront avec nous ».
Ainsi, pendant dix ans au moins, aidé par les stratèges iraniens, le Hamas a concocté l'un des pièges les plus réussis de l'histoire depuis le Cheval de Troie. Et Netanyahou, soutenu par ses ministres racistes et messianistes, y a plongé et continue de s'y vautrer.
Guérilla et bouclier humain
Après avoir construit un réseau de tunnels sans pareil pour ses combattants, débouchant souvent dans des habitations, écoles, mosquées, hôpitaux, crèches, centres culturels, après avoir constitué des stocks d'armes et multiplié des ateliers de fabrication d'engins de mort, le Hamas connaissait par avance la réponse qu'imagineraient Netanyahou et sa clique. Il savait qu'une riposte militaire israélienne dans cette enclave surpeuplée (6.400 habitants au mètre carré) face à ses unités de guérilla, entraînées depuis des années à cette confrontation, utilisant la tactique du bouclier humain, causerait d'innombrables victimes civiles (je rappelle au passage qu'utiliser des personnes pour se protéger d'attaques militaires est considéré comme un crime de guerre).
Le 27 octobre 2023, le n°1 de la branche politique du Hamas, Ismael Haniyeh, revendiquait à la télévision Al Mayadeen (la chaîne d'information par satellite du Hezbollah) les raisons de l'adoption d'une telle tactique par son mouvement : « Le sang des femmes, des enfants et des personnes âgées, nous en avons besoin, pour qu’il éveille en nous l’esprit révolutionnaire, pour qu’il éveille avec nous la détermination » (6). J'ajouterai : afin qu'il produise une répulsion universelle. Avec cette déclaration, avec cette tactique, si « génocide » il y a, le Hamas et son mentor iranien en sont alors co-responsables.
Pour avoir enseigné, à Sciences Po Paris, l'histoire des génocides du XXe siècle (arménien, juif, rwandais et khmer) aux étudiants au master de journalisme, avec mon ami Didier Epelbaum, historien et journaliste, et pour avoir travaillé de près, comme reporter, sur celui perpétré par les Khmers rouges (7) je peux dire que, si un génocide est perpétré à Gaza, alors il est d'un type inconnu. J'évoque bien ici ce crime des crimes, cette extermination d'une population pour ce qu'elle est.
Les enquêtes de la justice internationale ont répertorié des crimes de guerre israéliens, c'est à dire des attaques délibérées contre des civils, des frappes disproportionnées et indiscriminées, l'utilisation de la famine comme arme, la punition collective via le blocus d'accès à l’eau, à l’électricité et à l’aide humanitaire. Les enquêteurs de l'ONU ont également recensé des crimes contre l’humanité : c'est à dire des exactions systématiques contre la population civile, des déplacements forcés, et la privation de la satisfaction de besoins vitaux. Ces crimes de guerre et crimes contre l'humanité, pour effrayants et condamnables qu'ils soient, n'ont pas été, pour l'heure, qualifiés de « génocide » par la Cour internationale de justice de l'ONU.
Pour expliciter mon propos, je ne rappellerai ici que deux des génocides qui ont marqué l’Histoire et qui sont définis comme tels par les juridictions internationales : le génocide des Arméniens et celui des Tutsis au Rwanda. Pour les autres, la littérature est abondante (8). Je n'évoquerai donc pas ici le génocide des Héréros et des Namas perpétré par l'Empire allemand entre 1904 et 1908 et qui extermina 80% de cette population namibienne. Je ne dirai rien de celui des Juifs et des Tziganes par les Nazis aidés par des gouvernements d'extrême droite et souvent par les antisémites des pays occupés. Les deux tiers d'entre eux, en Europe furent exterminés.
Je ne parlerai pas de celui des Cambodgiens par les Khmers rouges qui inventèrent une séparation en deux (khmers « anciens » et khmers « nouveaux ») pour que les premiers aient le droit d'exterminer les seconds et toutes les populations, de longue date immigrées au Cambodge, comme celle des Vietnamiens. Un tiers de Cambodgiens furent assassinés ou morts de famine, d'inanition en l'espace de trois ans et demi, avant que les troupes vietnamiennes ne libèrent le pays de leur dictature.
L’extermination des Arméniens dans l’Empire ottoman
L’extermination des Arméniens vivant dans l'Empire ottoman s'est déroulée en plusieurs étapes, selon un plan prémédité. La tragédie débute en avril 1915 par le meurtre et l'élimination des élites arméniennes de Constantinople. Deuxième acte : le désarmement et l'assassinat des soldats arméniens de l’armée ottomane. Troisième acte : de mai à septembre 1915 : les déportations d'Arméniens sont massives vers les provinces orientales de l'Empire et s'accompagnent de massacres de masse. Quatrième acte : le pouvoir ottoman crée une « organisation spéciale » constituée de prisonniers libérés et de forces spéciales. Cinquième acte : cette organisation para militaire (Teskilât-ı Mahsusa), en 1915, est dirigée par un bureau politique comprenant plusieurs membres haut placés du Comité central des Jeunes-Turcs. Parmi eux, le Dr Bahaeddin Sakir, président du bureau politique de cette organisation. Les miliciens de cette « organisation spéciale » organisent des massacres de masses des déportés. Sixième et dernier acte : en 1916 s'accomplissent les dernières phases d’extermination dans les camps et zones de regroupement des derniers survivants, notamment dans le camp syrien de Deir es-Zor. Dans un rapport sur les massacres, le ministre ottoman Talaat Pacha, l'organisateur principal du génocide et leader du mouvement des Jeunes-Turcs se félicite d'avoir exterminé 1.247.000 Arméniens sur une population initiale de 1.617.000 personnes. Soit 77 % de cette population !
1994 : le génocide rwandais
Les affrontements entre Tutsis et Hutus existaient bien avant la colonisation du Rwanda par l'Allemagne et la Belgique après la première guerre mondiale. Ces deux prises de contrôle, s'appuyant sur les Tutsis, ont renforcé les divisions ethniques et les occupants en ont joué pour mieux asseoir leur pouvoir. Dans les années 1959 et 1960, des violences perpétrées par des Hutus contre les Tutsis avaient ensanglanté ce pays et provoqué un exode de masse.
Un front regroupant des Tutsis exilés en Ouganda voisin s'était créé dans les années 1980. En 1990, ce Front patriotique rwandais (FPR), lance une offensive contre le régime aux mains des Hutus. Ceux-ci subissent de multiples défaites militaires. Ils organisent alors des milices d'assassins, les Interahamwe (« ceux qui travaillent ensemble », c'est à dire « ceux qui s’entraînent à tuer ensemble »). Ces milices diffusent une propagande haineuse, raciste, appelant aux violences vis à vis des Tutsis via leurs médias comme le magazine Kangura (« Réveille toi »), via l'ignoble radio des « Mille collines ». Ces Hutus-là rejettent l'accord conclu entre le FPR et le gouvernement hutu en 1993. L’attentat contre l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana, tué avec le président burundais, déclenche immédiatement une attaque massive contre les Tutsis qui se transformera en génocide. Il est vraisemblable, mais non prouvé, que l'avion ait été abattu par des missiles lancés par des extrémistes hutus eux -mêmes.

Une jeune réfugiée rwandaise devant une fosse commune où des dizaines de corps ont été enterrés, le 20 juillet 1994.
Photo Corinne Dufka / REUTERS
Le 7 avril 1994, les tueurs hutus commencèrent les massacres systématiques, avec l'appui de l'armée, de la police, et des milices sur toute l’étendue du pays. Les Tutsis sont abattus aux checkpoints, dans les églises, écoles, et villages. D'avril à juillet 1994, de 800.000 à plus d’un million de personnes, majoritairement Tutsis, sont tuées en 100 jours. Les femmes tutsies subissent aussi des viols massifs. La population hutue est encouragée à participer aux tueries, souvent armée de machettes et d'autres armes rudimentaires. Les massacres s’arrêtent quand Kigali est prise par les forces du FPR et que deux millions de Hutus fuient le pays.
Ce génocide présente une caractéristique notable. En quelques mois, une population soumise à un flot continu de « fake news » par des manipulateurs d'opinion, s'appuyant sur des violences inter-ethniques anciennes, est capable d'assassiner en masse avec des couteaux, des machettes, des bêches...Et avec une haine incommensurable, ses voisins !
Alors, et Gaza ?
Pourquoi ai-je choisi de rappeler ces deux génocides-là, précédés par une préparation méticuleuse de leur mise en œuvre ? Parce que cela nous dit, en creux, la violence qui aurait pu être celle des soldats et des réservistes de l'armée israélienne si elle avait été totalement aux mains des idéologues et des ministres de l'extrême droite israélienne, comme Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich.
Alors, et Gaza ? Il faut pleurer 65.000 morts dans l'enclave palestinienne qui regroupe plus de deux millions de Gazaouis. On ne peut pas dire que la population civile ait été épargnée ! Mais on ne peut pas dire non plus qu’il y ait eu volonté de massivement l’exterminer, et la tragédie de Gaza n’est pas comparable, par l'ampleur du nombre de victimes à celles des Herreros, des Arméniens, des Juifs d'Europe, des Khmers ou des Tutsis.
Selon le porte-parole du gouvernement du Hamas à Gaza, Israël a largué 100.000 tonnes de bombes sur l'enclave palestinienne entre octobre 2023 et septembre 2025. Cela représente un tonnage exceptionnel et dépasse largement tous les exemples historiques connus. Les Gazaouis ont donc subi une intensité de bombardements sans précédent sur un territoire aussi réduit, densément peuplé et clos. Si l'État-major de Tsahal avait eu la volonté et le désir d'accomplir un génocide, combien de victimes devrions-nous déplorer ? De même, je ne connais pas de troupes ou de milices à volonté génocidaire, prévenant leurs futures victimes du déclenchement de l'enfer sur eux, comme cela s'est produit ces dernières semaines à Gaza…
Si la guerre se prolonge et que Netanyahou-Trump réussissent à expulser les deux millions cent mille gazaouis pour créer leur Riviera de rêve, alors, ils tomberont sous l'accusation de « déplacement forcé de population » ou de « transfert forcé de population », définie par le droit international humanitaire et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) comme crime contre l'humanité. Même Bernard Henri Levy, défenseur engagé de l’État d’Israël, s’en indignait à juste titre le 23 septembre dernier sur BFMTV : « Vider Gaza de sa population, ça s'appelle de l'épuration ethnique. (...) C'est horrible. » (9)
L’indignation doit-elle, pour autant, "en rajouter", et pour quel dessein ? Nous vivons une époque où le slogan remplace l'argumentation, où l'affect supplante toute mise en perspective des événements. A l'heure du prêt-à-penser, il est difficile mais nécessaire de se souvenir, de confronter, de donner sens. Je l'ai tenté ici car je crois à la nécessité de l'exactitude des mots pour combattre toute forme de propagande, et comme Albert Camus le soulignait dans sa Philosophie de l'expression (1943), « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »
Michel Strulovici
NOTES
(1). Le 15 septembre 2025, lors de la conférence économique « Fifty States – One Israel », Benyamin Netanyahu a déclaré qu'Israël devait devenir une « super Sparte ». Il a expliqué que le pays, face à un isolement croissant après près de deux ans de guerre à Gaza, devait s’adapter en développant notamment une autarcie dans la production d’armes, réduisant ainsi sa dépendance aux pays étrangers. Netanyahou a dit vouloir transformer Israël en une sorte de machine de guerre, mêlant caractéristiques d'Athènes et de Sparte, où la défense et la capacité d'attaque sont centrales.
(2). Journaliste et historien franco-israélien, Didier Epelbaum a notamment été chef du service Politique étrangère de France 2. Il fut en outre l'un des fondateurs de l'Observatoire de la déontologie de l’information (ODI), dont il fut le premier président. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Troisième Temple, Israël de l’utopie à l’histoire (Hachette, 1985), Alois Brunner, La haine irréductible (Calmann-Lévy, 1990), Des hommes vraiment ordinaires ? Les bourreaux génocidaires (Stock, 2016). Entre décembre 2024 et avril 2025, les humanités ont publié plusieurs de ses chroniques. Journaliste franco-israélien, né en 1945 à Paris, Charles Enderlin a été le correspondant de France 2 à Jérusalem de 1981 à 2015. Spécialiste reconnu du Proche-Orient, il s'est distingué par une couverture approfondie du conflit israélo-palestinien et par ses nombreux ouvrages sur la région. Le Grand Aveuglement. Israël face à l’islam radical, paru en 2009, a été récemment réédité par Albin Michel, enrichi d’analyses et de témoignages post-7 Octobre (ICI). Ancien rédacteur en chef à Antenne 2 (France 2), Gérard Sebag est un journaliste et grand reporter français, spécialiste de politique internationale et du Proche et Moyen-Orient.
(3). "Condamner la violence", paru le 13 octobre 2023 sur le site d’AOC (ICI).
(4). Pour mener cette bataille, notamment de chars, Fidel Castro fit construire une maquette reproduisant le terrain accidenté de la bataille et en direct, avec les moyens de transmission militaire, il mena la stratégie et la tactique des troupes sur le terrain, de son fauteuil. Voir sur YouTube les vidéos sur la bataille de Cuito Cuanavale et ses retombées stratégiques.
(5). La Cour internationale de justice (CIJ), la principale juridiction judiciaire de l’ONU, a dénoncé un risque de génocide contre la population palestinienne de Gaza, dans une ordonnance rendue en janvier 2025. Elle a rappelé que le droit international impose aux États membres de l'ONU l'obligation de prévenir et de punir les actes de génocide et a ordonné à Israël de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et interdire tout acte génocidaire à l’encontre des Palestiniens dans la bande de Gaza. La CIJ a souligné que plusieurs déclarations publiques de personnalités israéliennes, évoquant la « destruction totale » de Gaza, pouvaient constituer des indices d’intention génocidaire.
(6). « We are prepared to pay this price for Palestinian cause ». Voir sur YouTube, ICI.
(7). Cf Michel Strulovici, Sorties de guerre : Vietnam, Laos, Cambodge, 1975-2012, Editions des Indes savantes.
(8). Voir notamment, de Didier Epelbaum, Pas un mot, pas une ligne. Des camps de la mort au génocide rwandais, Éditions Stock, 2005.
(9). Voir ICI. Bernard-Henri Lévy Lévy affirme qu’il défend Israël pour sa nature démocratique, sa pluralité politique et son rôle de refuge historique pour les Juifs persécutés. exprime régulièrement des critiques envers les politiques du gouvernement israélien, notamment celles de Benjamin Netanyahou et de l’extrême droite. Il plaide depuis longtemps pour une solution à deux États, et condamne régulièrement l’expansion des colonies en Cisjordanie, les politiques d’annexion, et les prises de position extrémistes de l’actuel gouvernement israélien.
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