Mexique : le pari social de Claudia Sheinbaum face au mur du marché
- catezom
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La présidente mexicaine Claudia Sheinbaum brandit le nom de l'équipe du Mexique lors du tirage au sort de la Coupe du monde
de football 2026, le 5 décembre 2025, au Kennedy Center de Washington. Photo Evan Vucci / AP
Au Mexique, Claudia Sheinbaum n’a pas seulement « du pain sur la planche » : elle joue gros, pour son pays comme pour toute une gauche latino‑américaine en quête de crédibilité au pouvoir. Élue avec la promesse de prolonger l’héritage social d’Andrés Manuel López Obrador tout en modernisant un modèle économique sous pression, la présidente avance sur une ligne de crête, entre exigences des marchés, dépendance structurelle au Nord et impatience d’une société qui réclame enfin un partage plus juste des richesses.
Claudia Sheinbaum ne lève pas le pied. Après avoir rempli le Zócalo de Mexico en mars pour répondre frontalement aux menaces de droits de douane brandies par Donald Trump, elle a dégainé un ambitieux « Plan México » : un million de logements sociaux, deux lignes de train longue distance, des investissements publics massifs dans les infrastructures. Désormais, elle s’attaque à ce qui est devenu l’étendard de la « transformation » amorcée sous López Obrador : le salaire minimum.
En huit ans, le plancher légal a plus que doublé, passant d’environ 88 pesos (4,14 euros) par jour en 2018 à près de 315,04 pesos (14,82 euros) au 1er janvier 2026 pour la majeure partie du pays. Dans la frange frontalière nord, plus industrialisée, il atteindra environ 440 pesos (20,68 euros), un niveau inédit pour une économie longtemps construite sur la compression des salaires.

Fresque murale au Mexique. Photo DR
Une correction historique… sous haute tension
Cette nouvelle hausse de 13% s’ajoute à une série d’augmentations annuelles à deux chiffres qui font du Mexique l’un des pays de l’OCDE où le salaire minimum progresse le plus vite en termes réels. Le gouvernement revendique une réduction sensible de la pauvreté et une « récupération historique » du pouvoir d’achat, après des décennies durant lesquelles le salaire légal ne permettait même plus de couvrir un panier de base.
Mais cette offensive sociale ouvre un front économique. Banques, patronat et une partie des économistes s’alarment d’un rapprochement jugé trop rapide entre salaire minimum et salaire médian, avec à la clé des risques pour l’emploi formel et la compétitivité, au moment où le pays cherche à capitaliser sur le « nearshoring » (1) pour attirer des usines relocalisées d’Asie. Sheinbaum, elle, assume le choc, qu’elle articule à un autre chantier symbolique : la réduction progressive de la durée légale hebdomadaire de 48 à 40 heures d’ici 2030, façon d’ancrer sa présidence dans la continuité sociale de son prédécesseur tout en redessinant le compromis entre travail et croissance.
Un pari à hauts risques
Avec ce paquet de réformes orientées vers la justice sociale et l’amélioration des conditions de travail, la présidente mexicaine accepte un pari à hauts risques : continuer à relever rapidement le salaire minimum tout en promettant de garder l’inflation sous contrôle et de ne pas faire fuir les investisseurs étrangers. Tripler le salaire minimum journalier entre 2018 et 2025, puis annoncer encore une hausse de 13% en 2026, est présenté comme une « correction historique » après l’érosion prolongée du pouvoir d’achat des travailleurs pauvres.
Les autorités mettent en avant plusieurs millions de personnes sorties de la pauvreté et se fixent désormais une boussole claire : permettre d’ici 2030 l’achat de 2,5 paniers de biens essentiels avec un salaire minimum mensuel. Mais derrière cette victoire sociale, les voyants d’alerte se multiplient : productivité retombée à son niveau de 2018, emploi formel en panne, économie informelle qui regagne du terrain pour englober plus de la moitié de la main-d’œuvre.
Une économie à deux vitesses
Dans les micro et petites entreprises, le salaire minimum représente déjà plus de 70% du salaire moyen, ce qui menace directement les postes existants ou, plus insidieusement, la création de nouveaux emplois. Les économistes redoutent un effet domino sur l’ensemble de la grille salariale, une pression inflationniste difficilement tenable et une accélération de tendances déjà à l’œuvre : remplacement de la main‑d’œuvre jugée trop coûteuse par des robots et des technologies automatisées.
Au même moment, l’économie mexicaine tourne à deux vitesses. Le pays bat des records d’investissements directs étrangers, dopés par le « nearshoring » et son accès privilégié au marché nord‑américain, mais la croissance du PIB flirte avec la stagnation et l’investissement national recule. Une partie des multinationales réinjecte ses bénéfices sur place, signe d’une certaine confiance, sans pour autant enclencher un véritable cycle d’expansion généralisée.

L'entraîneur mexicain Javier Aguirre quitte le terrain à la fin de la première mi-temps lors d'un match amical international de football
contre l'Uruguay à Torreón, au Mexique, le15 novembre 2025. Photo Eduardo Verdugo / AP
Mondialisation, Coupe du monde et fractures sociales
Cette tension se cristallise à l’approche de la Coupe du monde 2026, coorganisée avec les États‑Unis et le Canada. Le gouvernement espère convertir cet événement – treize matchs seulement sur le sol mexicain – en levier de modernisation et de recettes fiscales, tandis que les chambres de commerce promettent des milliards de dollars de retombées et une vague d’emplois temporaires dans le tourisme, la restauration, les services.
Mais l’euphorie a déjà un prix : flambée annoncée des hôtels, envolée des loyers touristiques, billets à des tarifs inaccessibles pour la plupart des familles mexicaines. La vitrine mondiale risque ainsi d’accentuer la fracture entre une économie formelle branchée sur le tourisme international et le quotidien des classes populaires, prises en étau entre précarité, informalité et violence dans un pays‑laboratoire où l’audacieuse politique salariale de Claudia Sheinbaum se heurte aux limites d’un modèle productif encore fragile.
Caterina Zomer
NOTES
(1). Le nearshoring est une stratégie économique d'externalisation des activités (production, services ou R&D) vers des pays géographiquement proches, souvent voisins, ce qui le distingue de l’offshoring, qui vise plutôt des pays éloignés. Dans le cas du Mexique, le nearshoring attire notamment les investissements nord-américains, boostant l'industrie automobile et technologique, mais posant des défis d'équité sociale face à la dépendance du pays du géant voisin.
Claudia Sheinbaum, un portrait

A 13 ans, Claudia Sheinbaum, dans un cours de danse.
Claudia Sheinbaum aime rappeler qu’elle est « la fille de 68 ». Née en 1962 dans une famille juive d’origine lituanienne et bulgare, au cœur d’un Mexique traversé par les luttes étudiantes, elle grandit dans un foyer où la science et la contestation sociale vont de pair : un père chimiste, une mère biologiste, tous deux marqués par la gauche intellectuelle de la capitale. Très tôt, la jeune Claudia s’engage dans les mouvements étudiants contre la privatisation de l’éducation, forgeant ce mélange rare de rigueur scientifique et d’instinct militant qui la suivra partout.
Physicienne de formation, docteure en ingénierie de l’énergie, elle passe par l’UNAM puis le Lawrence Berkeley National Laboratory, en Californie, où elle analyse la consommation énergétique du Mexique, le transport, les bâtiments, les trajectoires possibles d’un pays pris dans le carcan du modèle fossile. Loin d’être un simple passage académique, ce détour par les labos nourrit chez elle une conviction politique : la question sociale et la question climatique ne se régleront pas par des ajustements technocratiques, mais par un changement de cap économique.
De retour à Mexico, Claudia Sheinbaum entre en politique par la porte de l’environnement : secrétaire à l’Environnement de la capitale au début des années 2000 dans l’équipe d’Andrés Manuel López Obrador, elle s’attaque déjà aux transports, à la qualité de l’air, à la planification urbaine. Dans ce laboratoire géant qu’est Mexico, elle teste une ligne qui deviendra sa marque : des politiques publiques concrètes, chiffrées, mais portées par un discours ouvertement redistributif et populaire.
Militante du PRD avant de rejoindre Morena en 2014, membre du GIEC, elle incarne cette gauche mexicaine qui ne renonce ni à la science ni à la rue. Ce n’est pas un hasard si, lorsqu’elle se présente à la mairie de Tlalpan puis à la tête du gouvernement de Mexico, elle se pose à la fois en gestionnaire rigoureuse et en alliée des mouvements féministes et des quartiers populaires, dans une ville meurtrie par la violence, les féminicides et la pollution. Son surnom, « la Doctora », cristallise cette image : une technicienne, certes, mais au service des majorités oubliées.
Son ascension à la présidence, en 2024, est spectaculaire mais pas miraculeuse : avec près de 60% des voix, elle s’appuie sur la base sociale construite par López Obrador tout en promettant une continuité moins clivante, plus institutionnelle, plus féministe aussi. Elle devient la première femme et la première personne juive à diriger le Mexique, dans un pays où les élites restent massivement masculines, blanches et issues des mêmes cercles économiques. Pour des millions de Mexicaines, la voir au Palais national, parler de salaires, de droits sociaux, de violences de genre, a valeur de rupture symbolique autant que de programme.
Au pouvoir, Claudia Sheinbaum gouverne avec une large majorité parlementaire et une popularité qui tutoie les 70–80%, mais sous la menace permanente du grand voisin du Nord et des marchés financiers. Sa marque, c’est ce pari assumé : inscrire dans la Constitution les programmes sociaux, renforcer le rôle de l’État dans l’énergie, pousser le salaire minimum au‑delà de l’inflation, tout en gardant le Mexique attractif pour les capitaux. Elle se sait observée par toute une gauche continentale : si elle réussit, elle prouvera qu’un gouvernement progressiste peut augmenter les salaires, consolider les droits sociaux et tenir tête à Donald Trump sans être étranglé par la finance globale.
Reste les zones d’ombre et les contradictions, que Sheinbaum ne peut escamoter : gestion contestée de certaines crises à Mexico, comme l’effondrement d’une portion de métro ou l’affaire du collège Rébsamen, compromis sécuritaires dans un pays ravagé par les cartels, prudence vis‑à‑vis des mouvements les plus radicaux. Mais son pari politique tient précisément là : assumer une gauche de gouvernement qui ne renie pas le conflit social, tout en cherchant à stabiliser les institutions, à rassurer une partie des classes moyennes urbaines et à se poser en interlocutrice fiable dans un monde multipolaire.
Claudia Sheinbaum n’est ni une icône romantique ni une simple gestionnaire « raisonnable » : elle est l’expression d’un moment mexicain où les marges de manœuvre sont étroites, mais où l’idée de redistribution et de souveraineté populaire a regagné droit de cité. Si son pari sur les salaires, les droits sociaux et la transition énergétique tient dans la durée face aux pressions de Washington, des marchés et des élites locales, alors son mandat pourrait devenir bien plus qu’une première féminine : un précédent pour une gauche de gouvernement qui cherche, à nouveau, à changer les règles du jeu.
BONUS

Capture d'écran, page d'accueil du site elbuenvivir.co, plateforme d’un projet audiovisuel colombien
porté par la Commission nationale de communication des peuples autochtones (CONCIP), qui rassemble
séries documentaires, podcasts et contenus interactifs qui racontent les territoires, les luttes, les savoirs et les pratiques
de « buen vivir » de plusieurs peuples indigènes, en articulant économie solidaire, souveraineté alimentaire,
droits de la nature et défense du territoire.
Le « buen vivir », jusqu'où ?
Le « buen vivir » est né dans les Andes, à partir des notions quechua de sumak kawsay et aymara de suma qamaña, qui désignent une vie pleine, digne, en harmonie avec la communauté humaine et le milieu naturel, plutôt qu’une course individuelle à l’accumulation. Popularisé par les mouvements indigènes d’Équateur et de Bolivie, il inspire les Constitutions de ces pays au tournant des années 2000, en y inscrivant des droits de la nature, des formes de démocratie communautaire et l’idée qu’il ne s’agit pas simplement de « se développer » mais de redéfinir ce que signifie bien vivre.
En Amérique latine, le « buen vivir » agit autant comme horizon critique que comme programme concret : il sert de boussole pour contester l’extractivisme, la dépendance aux matières premières et aux méga‑projets miniers, tout en proposant des économies ancrées dans les territoires, les communs et les services publics. Des réseaux paysans, féministes, écologistes s’en emparent pour lier justice sociale, justice environnementale et reconnaissance des savoirs autochtones, contre l’idée que le progrès passerait inévitablement par la destruction des écosystèmes.
Au Mexique, le terme est moins institutionnalisé qu’en Équateur ou en Bolivie, mais il irrigue de nombreux mouvements sociaux, en particulier indigènes, paysans et féministes, qui revendiquent une autre manière d’habiter le territoire face aux mégaprojets d’infrastructures, aux corridors industriels et au tourisme de masse. Dans le sud du pays, des communautés opposées aux projets énergétiques ou ferroviaires parlent de « vida digna », de défense du territoire et d’autonomie, en s’inscrivant de fait dans la constellation du « buen vivir ».
Pour un gouvernement comme celui de Claudia Sheinbaum, la tension est permanente entre un imaginaire de « buen vivir » – salaires décents, droits sociaux, services publics, transition énergétique – et les logiques du modèle dominant fondé sur l’exportation, le nearshoring et les grands chantiers. Lorsque l’exécutif défend à la fois la hausse du salaire minimum, les programmes sociaux et la souveraineté énergétique, tout en misant sur l’attraction des investissements étrangers et sur la Coupe du monde comme vitrine, il essaie de concilier ces deux rationalités.
Là où le « buen vivir » latino‑américain insiste sur la limite – celle des écosystèmes, des corps, des temps de vie –, la trajectoire mexicaine actuelle continue de s’inscrire dans une économie de la croissance contrainte, cherchant à corriger ses effets les plus brutaux sans rompre avec sa logique profonde. C’est précisément dans cet écart que se joue une part du débat mexicain : jusqu’où un gouvernement peut‑il intégrer les intuitions du « buen vivir » tout en restant pris dans les chaînes de valeur nord‑américaines, la dépendance à l’investissement privé et la pression des marchés mondialisés.
Victoria Luz, correspondante des humanités en Amérique latine.





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