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Réhabiter la Terre

Dernière mise à jour : il y a 23 heures


Une histoire du futur, œuvre de land art réalisée par Saype sur une colline au-dessus de Montreux,

en Suisse, en 2017. Photo : Valentin Flauraud/EPA

(Saype, de son vrai nom Guillaume Legros (né en 1989 à Belfort), est un artiste français contemporain reconnu internationalement

pour ses fresques monumentales réalisées sur l’herbe, les champs et les espaces naturels. Il vit aujourd’hui à Bulle, en Suisse).

 

« Être, c’est être quelque part ». Avec La Terre, notre milieu, Augustin Berque entre dans la collection des Classiques de l’écologie aux PUF. Servi par les commentaires éclairés du philosophe Victor Petit, cet ouvrage au format de poche explore les arcanes de la « mésologie », nom donné par Augustin Berque à une démarche intellectuelle autant que sensible qui propose une refondation épistémologique centrée sur la relation dynamique entre les êtres vivants et leur environnement. Une pensée exigeante et féconde, qui devrait souterrainement irriguer bon nombre de combats écologiques…


« Créer de la distinction » comme y engageait l'édito fondateur des humanités en mai 2021 (ICI), c'est aussi mettre en avant des formes de penser et d’agir a priori détachées de la stricte actualité, et dont l’originalité et la singularité peuvent tenir à l’écart de la notoriété de certaines démarches toujours données en référence. C’est ainsi qu’en ces temps de « crise écologique », nous avons fait écho, à plusieurs reprises, à la pensée d’Augustin Berque, dont nous disions ainsi, en octobre 2021 : « géographe autant que philosophe et poète sur les bords, Augustin Berque est un penseur éclairant des temps désorientés que nous vivons » (1).

 

Avec La Terre, notre milieu, le voici qui entre aujourd’hui dans la collection des Classiques de l’écologie, éditée depuis 2018 par les Presses Universitaires de France (2). Suivant le principe de la collection, le livre associe à un « texte important dans la pensée écologique » l'introduction et le commentaire d'un "discutant", fin connaisseur de l’œuvre, dont est en outre attendue une capacité à jouer à nouveaux frais la teneur intellectuelle du corpus exposé, « en résonance avec le texte du "maître" ».

 

Choisi pour ainsi accompagner l’œuvre d’Augustin Berque, le philosophe Victor Petit, lui-même auteur de plusieurs ouvrages et articles (3), s’intéresse particulièrement à la distinction entre « écologie de l’environnement » (vision anglo-saxonne centrée sur la nature) et « écologie du milieu » (tradition continentale, centrée sur la technique et l’espace commun), dans la continuité d’une thèse sur le « concept de ''Milieu'' : individuation et médiation ». Or, à partir de ce concept, en associant à l'approche philosophique la concrétude de la géographie, Augustin Berque a voulu donner un nom particulier, celui de mésologie, composé à partir du grec mésos (μέσος (le « milieu »).

 

Lorsque Augustin Berque définit sa « méthode » (4), c’est comme « une ''phénoménologie herméneutique'' avec ses deux piliers : les milieux habités et la langue vécue », dit Victor Petit. Augustin Berque qualifie ainsi ces deux piliers : « le travail sur la langue, écrite et orale, sans laquelle on ne saurait atteindre à la pensée de l’Autre ; la vie quotidienne dans tous ses recoins, sans laquelle on ne pourrait sentir ce que les mots ne diront jamais » (5). Si la vie quotidienne semble peu présente dans ces pages, elle est la matière de la géographie qui reste le principal attachement de celui qui s'est fait philosophe il y a plus de 25 ans avec un ouvrage fondateur, Ecoumène (6).

 

Dans son introduction, Victor Petit retrace le cheminement intellectuel d'Augustin Berque, avec ses « terrains au Japon » puis, à l'aurore du 3ème millénaire, une réflexion théorique parce qu'« il manque à l'ontologie une géographie, et à la géographie une ontologie ». L’ontologie (du grec ontos, « être », et logos, « discours, étude ») s’interroge sur l’être en général, c’est-à-dire sur ce qui existe, sur la nature et la structure de la réalité. Mais pour Augustin Berque, « être, c'est forcément être quelque part ». La pensée mésologique chemine ainsi entre abstraction (d’un concept philosophique) et concrétude (d’un lieu, d’un « environnement »). En leur milieu, ou plutôt reliant l’un et l’autre, suivant le principe du tiers inclus, car « la binarité [...] est mortifère ». Il y a aussi le milieu comme espace du langage déployé, lorsque le géographe se fait l'interprète, le traducteur et parfois le créateur de mots : des néologismes qui semblent parfois abstraits (du latin abstrahere, « enlever en tirant, retirer, arracher », et « isoler par la pensée ») et a priori hermétiques pour des non-spécialistes), aux côtés d’autres néologismes en -ance qui paraissent accessibles, comme recouvrance, émouvance, ou médiance. « J'ai forgé « médiance » à partir du latin medietas, qui veut dire « moitié », pour traduire le concept [...] de fûdosei, 風土性, créé par le philosophe japonais Watsuji » (7), dit ainsi Augustin Berque.

 

Victor Petit met en avant un autre terme "berquien" : écoumène (la Terre humainement habitée : ἡ οἰκουμένη) en précisant : « l'écoumène, au sens mésologique, n'est pas tant un lieu qu'un lien », ajoutant, citant Berque, « le lien onto-géographique – entre la Terre et l’humanité (onto-géographique, qualifiant donc "l'être quelque part »). Ce lien s'est tissé dans un long processus qui a été bien explicité par André Leroi-Gourhan dans Le Geste et la Parole (8) : [à] l’anthropisation de la Terre par la technique, et à son humanisation par le symbole, a répondu l’hominisation du corps animal en un corps humain ». Victor Petit commente, et c'est le cœur du livre : « on aurait tort de séparer ces trois mouvements. Si la crise écologique nommée "anthropocène" se limite à une anthropisation de la Terre non respectueuse des écosystèmes, la crise mésologique, celle qui préoccupe notre géographe philosophe est une crise de l'articulation des trois ».

 

Cette articulation, qui distingue la mésologie d'autres pensées écologiques, est à l'œuvre dans le milieu, plus exactement dans la relation que les humains - et les autres vivants (9) - entretiennent avec lui, ce que Berque donc appelle leur médiance : « La médiance [...] vaut pour tous les êtres ; mais elle vaut d’autant plus pour l’être humain que celui-ci, entre tous, dépend vitalement de son milieu ; car si, comme tous les autres sujets vivants, il a besoin d’un écosystème, en outre, il ne saurait vivre ni même survivre sans les systèmes techniques et symboliques propres aux milieux humains. La médiance humaine n’est pas seulement écologique, elle est éco-techno-symbolique ».

 

Le texte d'Augustin Berque présenté dans La Terre, notre milieu s'intitule "Qu’est-ce qu’habiter la Terre à l’anthropocène ?" Ce n'est pas habiter mais "déshabiter la Terre" qui est l'origine de l'anthropocène, comme il le mentionne au cours de son raisonnement en 10 points numérotés :

1. Le lien écouménal ; 2. La demeure humaine ; 3. Habiter par le corps et par le bâtiment ; 4. Habiter en pureté ; 5. Le feu et le lieu ; 6. La contingence de l’habiter ; 7. Déploiement et inversion de l’habiter humain ; 8. Déshabiter la Terre : l’origine de l’anthropocène ; 9. Du mont Horeb à l’espace foutoir ; 10. Médiance et réhabitation de la Terre.

 

Cette présentation logique argumente un propos "onto-logique" (une logique de l'être, ou "onto-géographique",  l'être de l'habiter humain) qui rappelle les écrits du grand philosophe et logicien Ludwig Wittgenstein dont Augustin Berque adopte la forme (numérotation de chaque paragraphe manifestant l'avancement de l'argumentation comme dans le Tractatus logico-philosophicus - 1921) mais aussi bien quelques formules lapidaires qui désignent l'horizon de notre réflexion (10) : toujours "plus loin".

 

Ce livre parfois ardu regorge aussi d'énergie, parfois de découvertes qui rendent sa lecture vivante. Si le sujet est complexe, la pensée d'Augustin Berque procède par « réitérations, précisions et enchevêtrements » qui accompagnent le lecteur dans son cheminement pour clarifier son propos. Dans sa contribution, Victor Petit non seulement commente mais offre des repères critiques dans un raisonnement rigoureux, et ouvert. Les deux auteurs nous offrent de nouveaux éléments de compréhension de notre "condition écologique", dont la mésologie nous montre, pour nous réorienter, comment cette condition est intrinsèquement liée aux dimensions symboliques et techniques, pleinement humaines, au "milieu" des autres vivants.

 

À l’heure où les combats écologiques se multiplient pour défendre des terres, des rivières, des forêts, des océans, en soulignant à juste titre les évolutions très inquiétantes en matière de climat ou de biodiversité, la mésologie nous rappelle une chose essentielle : il ne suffit pas de protéger la nature comme un objet extérieur, il faut aussi repenser notre manière d’y vivre. Augustin Berque nous invite à retrouver le sens du lien — ce « milieu » vivant entre nous et le monde — fait de gestes, de mots, de symboles, de techniques et d’attentions. Une écologie du milieu, et non une écologie de l’environnement, qui engage à réhabiter la Terre en conscience, et en relation. La pensée d’Augustin Berque et l’écologie politique partagent une critique du dualisme, une volonté de réinscrire l’humain dans son milieu, et une exigence éthique de respect du vivant. La mésologie, proche de l’écologie et de sa démarche militante et collective visant à transformer la société et ses structures, se distingue toutefois par sa portée philosophique et herméneutique, centrée sur la qualification des milieux et la diversité des relations homme-monde. Cette pensée, et le travail du langage qui l’accompagne, proposent ainsi un cadre conceptuel et une sensibilité qui peuvent nourrir la réflexion et l’action écologistes, sans pour autant s’y réduire, en semant les graines de ce qu’on appellera peut-être un jour politique (et poétique) des interdépendances.

 

Isabelle Favre

 

  • Augustin Berque, Victor Petit, La terre, notre milieu, Collection Classiques de l’écologie, PUF, 2025, 128 pages, 9 € (ICI)

 

NOTES


(1).  On peut ainsi retrouver, sur les humanités, un feuilleton publié en 2021, En compagnie d’Augustin Berque : "Être-humains-sur-terre", texte introductif (ICI) ; "De l’émouvance à l’usage des béotiens", et "Augustin Berque, à mots déliés", entretiens vidéo (ICI et ICI) ; "Le vent qui ruisselle" (ICI) ; "Milieu vivant, milieu humain, territoire et bien commun" (ICI) ; "Pourquoi Descartes n’aurait pas pu écrire de haïku" (ICI). En novembre 2024, nous avons publié une chronique de son livre Longitudes, paru aux éditions Éoliennes, assortie de bonnes feuilles (ICI).  A l’atelier du regard, enfin, Augustin Berque nous a confié en janvier 2025 un commentaire éclairé du célèbre poème de Li Bai sur le mont Jinting (ICI).

 

(2). La collection "Classiques de l’écologie" ouvre l’accès à de grands textes ou à de grandes figures de la pensée écologique, de langues et de disciplines diverses. Il s’agit de livres courts et accessibles. Ils reproduisent et commentent un texte important de cette tradition de pensée, ou proposent des monographies dédiées à une ou des figures ayant contribué à la création ou au développement de la pensée écologique. Cette dernière est née des difficultés produites par l’essor de la civilisation industrielle et de la nécessité de repenser et de refondre nos relations à la nature et au vivant. Dans les 15 ouvrages parus à ce jour, on notera la prééminence des auteurs étrangers, états-uniens ou australiens, et la part donnée à l'éco-féminisme, en premier lieu avec Françoise d'Eaubonne (écrivaine, militante, féministe) qui créa ce mot d'éco-féminisme en France en 1974, pour une lecture féministe de l'écologie. https://www.puf.com/classiques-de-lecologie

 

(3). Il est notamment l'auteur de L'Écologie contre l'environnement. Pour une politique du milieu, Le Pommier, 2023.

 

(4). Dans "méthode", il y a "chemin", hodos. Dans un poème, "Le Chemin", Augustin Berque a associé le poète espagnol Antonio Machado à la mésologie : « Caminante, son tus huellas / el camino, y nada más ; / caminante, no hay camino, / se hace camino al andar (…)” (“Voyageur, ce sont tes traces / qui font le chemin, rien de plus ; / voyageur, il n’y a pas de chemin, / le chemin se fait en marchant. (…) »

 

(5). Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2014.

 

(6). Watsuji Tetsurō (1889-1960) est l’un des plus grands philosophes japonais du XXe siècle, reconnu pour sa réflexion originale sur l’éthique, la culture et la relation entre l’homme et son environnement. D’abord marqué par la philosophie occidentale (Nietzsche, Schopenhauer, Hegel, Heidegger), mais aussi par la pensée bouddhique et confucéenne. Il a cherché à dépasser ce qu’il percevait comme l’excès d’individualisme de la modernité occidentale, en réaffirmant l’importance des liens communautaires et de l’inscription de l’humain dans un milieu spécifique. Son ouvrage majeur, Fûdo, le milieu humain (1935, traduit en français chez CNRS Éditions), propose une analyse profonde de la relation entre l’homme, la culture et l’environnement naturel. Watsuji refuse le déterminisme environnemental et développe une approche herméneutique : il s’agit de comprendre, de l’intérieur, comment les sociétés vivent et expriment leur rapport au milieu.

 

(7). Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l'étude des milieux humains, Belin, 2000 (rééd. éditions Éoliennes en 2009)


(8). André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, T. I : Technique et Langage (1964  ; T. II : La Mémoire et les Rythmes (1965), Albin Michel. Voir aussi "humaner" tel que le propose Tim Ingold dans Le Passé à venir (ICI).

 

(9). L'ouverture de la mésologie à tous les vivants a bénéficié de l'apport du grand naturaliste germano-balte Jakob von Uexküll. Dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (1932), Uexküll différencie "Umgebung" (environnement) et "Umwelt" (milieu) : distinction décisive pour la mésologie.

 

(10). « Ce [qu’entend la mésologie], c’est fonder rationnellement une poétique de la Terre qui, trajectivement, irait dans un certain sens, et que je résumerai par deux propositions à la manière de Wittgenstein : 1. Zwar nennen wir die Erde ; aber sie ist es, die uns ausspricht (la Terre, nous la nommons, certes, mais c’est elle qui nous prononce) ; 2. zwar spricht sie uns aus, aber wir sind es,die sie sagen (elle nous prononce, certes, mais c’est nous qui la disons) ». (ICI)

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