top of page
Naviguez dans
nos rubriques

La main dans le sac du génocide

Dernière mise à jour : 18 nov. 2022


Alors que se poursuit la déportation d’enfants ukrainiens en Russie, révélations exclusives sur Maria Lvova-Belova, la cheffe d’orchestre d’une politique systématique que l’écrivain Jonathan Littell relie à des pratiques nazies davantage qu’au passé soviétique de la Russie. L’enquête des humanités prouve toutefois qu’au-delà du cas de Maria Lvova-Belova et de ses allures de dame patronnesse, le véritable instigateur de cette politique génocidaire n’est autre que Vladimir Poutine. Mais s’il s’agit bien d’intentions génocidaires, les gouvernements occidentaux devraient agir sans tarder à leur prévention. On est loin du compte, et pendant ce temps, les « évacuations » forcées se poursuivent à un rythme soutenu.


Cette enquête vous est offerte par les humanités, média alter-actif et engageant.

Abandonnez-vous, abondez-vous, abonnez-vous : ICI.


C’est un geste, complaisamment ou négligemment filmé, on ne sait, qui est à lui seul un immense pied de nez à la communauté internationale. Le 11 novembre dernier, Maria Lvovava-Belova est en visite, sous bonne escorte militaire, dans les régions de Kherson et de Zaporijjia récemment annexées par la Russie. Dans des images tournées par la chaîne Zvezda, compagnie de télévision des forces armées russes, on la voit arriver à la nuit tombée, en sweat-shirt bleu logotypé de la lettre Z, dans un internat pédiatrique. La localisation précise n’est pas indiquée, mais la scène semble se situer à Henitchesk, ville de 20.000 habitants sur la mer d’Azov, assez loin de la ligne de front.

Maria Lvova-Belova y tient une réunion avec les responsables de la structure, puis pénètre dans la pouponnière. Les images sont furtives, mais on voit distinctement Maria Lvova-Belova se saisir d’un bambin dans un lit d’enfant, et aussitôt le confier à un militaire.


Maria Lvova-Belova, dans un institut pédiatrique de Henitchesk, dans l'oblast de Kherson, le 11 novembre 2022.


Les humanités ont déjà révélé, dès le 9 septembre, le rôle joué par Maria Lvova-Belova, commissisaire de la Fédération de Russie aux droits de l’enfant (sic) et son implication personnelle dans l’enlèvement et la déportation d’enfants de Marioupol et du Donbass (Lire ICI). Mais c’est la toute première fois qu’on la voit aussi directement prise "la main dans le sac". Le fait qu’elle ait elle-même publié cette vidéo sur son compte Telegram en dit long sur l’impunité dont elle pense se prévaloir. (1)

Pire encore : après avoir confirmé lors d’une conférence de presse le 26 octobre dernier, qu’elle avait bel et bien "adopté" un adolescent de 16 ans qu’elle avait été en personne "prélever" à Marioupol, cette nouvelle "mise en scène" d’enlèvement est un nouveau camouflet à l’encontre des instances internationales (Nations Unies, UNICEF, Croix-Rouge internationale) qui, de fait, restent pitoyablement silencieuses sur le sujet des déportations d’enfants. C’est, enfin, la preuve d’un total mépris pour la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et des Conventions de Genève relatives aux droits de l’enfant.

A gauche : l'évêque Savva (Tutunov) de Zelenograd. A droite, Maria Lvova-Belova, avec le patriarche Kirill, le Juin 2022 à Penza.


Les Nations Unies, Maria Lvova-Belova s’en souciait pourtant, en mars dernier, lorsqu’elle écrivait à Michelle Bachelet, haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, pour dénoncer « le harcèlement à grande échelle des enfants russes et russophones à l'étranger. » A l’appui de ses dires, elle mentionnait alors l’appel d'une femme vivant en Italie depuis 20 ans : « son fils ne veut plus aller à l'école car il est victime d'intimidation en raison de ses origines russes. » Elle faisait encore état de prétendus rapports (dont personne n’a jamais entendu parler) provenant « de France, d'Espagne, de la République tchèque et de Pologne [où] le degré de russophobie est devenu incroyablement élevé » : « une campagne anti-russe sans précédent a été déclenchée et est activement alimentée par les médias. Cette situation exige non seulement une attention particulière mais aussi une condamnation résolue car elle est incompatible avec les idéaux inscrits dans la Charte des Nations unies et les articles de la Convention relative aux droits de l'enfant. »


Dans une logique qui vise à faire passer l’agresseur pour victime, cette antienne de la "russophobie" est un leitmotiv. A la mi-août, le directeur adjoint du Patriarcat de Moscou, l'évêque Savva (Tutunov) de Zelenograd, étroitement lié à l’Église orthodoxe russe de Paris où il a fait une partie de ses études, dénonçait la « politique d'abolition de la culture russe », qui se serait, selon lui, intensifiée en France, et aurait pris pour cible les enfants. Aucun élément concret, mais de vagues accusations : « un enfant, descendant de la cinquième génération de l'émigration russe », aurait « exprimé le désir d'apprendre le russe comme deuxième langue. Les enseignants l’en auraient dissuadé au motif que "tous les Russes sont mauvais". » Et dans une autre classe, un élève « aurait été obligée de s'habiller en jaune et bleu » en soutien à l’Ukraine.

De tels délires sont abondamment repris par des sites de propagande pro-russes, et tandis que le patriarche Kirill donne la sainte bénédiction à Maria Lvova-Belova (comme il bénissait, au début de la guerre, les missiles russes qui allaient tuer des civils en Ukraine), le gouvernement français a décidé d’épargner de toute sanction la richissime Église orthodoxe russe de Paris !


Vladimir Poutine : « L'État russe est gardien et protecteur des valeurs spirituelles et morales traditionnelles, l'héritage spirituel de la civilisation mondiale »

En Ukraine, pour le Kremlin, les conventions internationales sont sans objet. Inspiré par des idéologues ultranationalistes comme Alexandre Douguine, Konstantin Malofeev, Alexandre Prokhanov, et Timofei Sergueitsev (dont les humanités avaient traduit et édité, début avril, l’effarante tribune publiée par l’agence officielle RIA Novosti), qui ne cessent de le marteler sur tous les tons depuis 2014 et la révolution de Maïdan, Vladimir Poutine considère que l’Ukraine n’aurait jamais dû exister en tant que nation indépendante, et donc, n’existe pas. CQFD. L’invasion qui a commencé le 24 février n’est pas une guerre mais une "opération militaire spéciale" qui relève, en gros, des affaires intérieures russes. Pour faire gober cette machination à l’opinion publique russe, le terrain a été préparé de longue date par la propagande, visant à faire passer la nation ukrainienne comme un repaire "d’ukronazis" (à l’exception des valeureux résistants héroïques et pro-russes du Donbass, pour la plupart un ramassis de zozos et de voyous), lesquels "ukronazis" sont naturellement soutenus par un "Occident collectif" décadent auquel, seule dans sa grandeur impériale, s’oppose la Sainte Russie, dernier rempart des valeurs traditionnelles. Les "droits de l’homme" sont une invention de cet Occident décadent, CQFD bis.


« L'État russe à l'étranger est de plus en plus perçu comme gardien et protecteur des valeurs spirituelles et morales traditionnelles, l'héritage spirituel de la civilisation mondiale », écrit Poutine dans un décret signé le 5 septembre approuvant le "concept de la politique humanitaire de la Fédération de Russie à l'étranger". Ce n’est plus de l’impérialisme, c’est de la folie pure et simple ; folie à laquelle Maria Lvova-Belova s’empresse naturellement d’emboîter le pas lorsqu’elle se félicite de l’appel à mobilisation lancé le 21 septembre par le président russe, puisqu’il s’agit de « protéger le peuple frère des nazis. » « La Russie n'abandonne pas son peuple, surtout ses enfants ! », a-t-elle ajouté dans la presse russe. Or, « les enfants des républiques du Donbass sont notre propre sang, et il n'y a depuis longtemps aucune frontière entre la Russie et la région. Les enfants de ces républiques sont les nôtres ! »


Il n’est donc guère étonnant de retrouver Maria Lvova-Belova, orchestratrice en chef des déportations d’enfants d’Ukraine en Russie, en première ligne d’un autre combat : ces derniers temps, elle s’est beaucoup activée pour que la Douma d’État adopte, en sus d’une législation destinée à davantage réprimer toute forme de propagande homosexuelle, des dispositions visant à interdire, plus largement, tout ce qui serait « contraire aux valeurs traditionnelles. »

Au premier rang de ces valeurs traditionnelles figure bien évidemment un patriotisme absolu. La dernière proposition en date de Maria Lvova-Belova : rétablir dans toutes les écoles de la Fédération de Russie une formation militaire : « Il faut absolument faire revivre l’esprit patriotique » et « créer pour les enfants des héros qu'ils aient envie de suivre. » Et pour ceux qui, déportés depuis Marioupol et le Donbass, auraient quelque réticence à spontanément approuver l’esprit et la nationalité russes, un petit passage en camp de rééducation devrait suffire à les remettre dans le droit chemin. Maria Lvova-Belove ne parle évidemment pas de camps de rééducation, même en Russie, ça fait mauvais genre. Elle parle de "camps de santé" où les enfants seront suivis par des équipes de psychologues et de psychiatres. Aux petits-oignons, on imagine bien. Mais communiquer tout cela à l’UNICEF et à la Croix-Rouge internationale (qui ne demandent d’ailleurs rien) ? Il ne faut quand même pas exagérer.

Des adolescents déportés du Donbass envoyés dans un camp "militaro-patriotique" en Tchétchénie", 17 novembre 2022.


Les masques, toutefois, tombent assez vite. En concertation avec Ramzan Kadyrov, un premier groupe d’adolescents "difficiles" vient d’être envoyé, jusqu’au 18 novembre, dans un camp "militaro-patriotique" en Tchétchénie ! (2) A ce rythme-là, les plus âgés pourraient ne pas tarder à être envoyés en Ukraine… se battre contre leur propre pays…

Ramzan Kadyrov et Maria Lvova-Belova


Est-ce cette seule perspective qui fait rire de bon cœur, et en franche camaraderie, l’orthodoxe Marie Lvova-Belova et l’islamiste Ramzan Kadyrov ? L’épouse de ce dernier vient d’être désignée par Poutine « mère-héroïne » (une "distinction" ressuscitée de l’ère soviétique) pour avoir enfanté onze marmots. Entre temps, Kadyrov a secrètement épousé une seconde femme, beaucoup plus jeune, qu’il a croisé dans un concours de beauté alors qu’elle n’avait pas encore 15 ans (3). Peu importe que la polygamie ne soit guère conforme aux « valeurs traditionnelles » que prétend défendre Maria Lvova-Belova ; les voies du Seigneur sont impénétrables, et Kadyrov a toujours proclamé que la loi islamique était supérieure aux lois russes. Donc, fricoter avec un barbouze assassin qui hurle vingt fois par jour Allahu akbar, ça ne pose pas de problème ; en revanche, imaginer un quart de seconde que les Ukrainiens, ces "petits-russes", puissent s’enticher de démocratie ; là, c’est franchement intolérable.


Peluches amenées par Maria Lvova-Belova dans internat de la région de Donetsk


Maria Lvova-Belova ou l’art de la peluche

Mais comme l’enfer est, paraît-il, pavé de louables intentions, fussent-elles doublées du plus extraordinaire cynisme, s’est sous des atours de dame charitable que Maria Lvova-Belova vante son action auprès de l’opinion publique russe. Omettant de dire que sans les bombardements incessants qui ont fait de la ville de Marioupol une ruine béante, il n’y aurait eu autant de drames humains, elle se présente en sauveuse d’enfants transformés en orphelins. Et ceux qui ont abusivement été séparés de leurs parents dans les sinistres "camps de filtration" deviennent des enfants "privés de soins parentaux".

Le mode opératoire est rôdé : chaque fois que Maria Lvova-Belova est allée en personne dans le Donbass vider orphelinats et internats, elle s’est parée des attributs de la "mission humanitaire", arrivant les bras chargés de cadeaux, de vêtements, de gâteaux, et surtout de peluches, pour les tout-petits. Des peluches énormes, ostentatoires. C’est donnant-donnant : je te donne une peluche, tu me donnes ta liberté. La peluche est un appât, similaire aux friandises que les violeurs-pédophiles proposent aux petits enfants à la sortie des écoles pour accepter qu’ils les suivent. Maria Lvova-Belova est de cette engeance-là : sous des allures toujours souriantes (d’ancienne chanteuse de pop music qui a raté sa carrière), veille une âme de redoutable prédatrice. Début octobre, alors que 234 enfants raflés dans le Donbass étaient sur le point d’atterrir sur un aérodrome militaire de la région de Moscou, elle disait ressentir « une excitation inexprimable et des larmes de joie. » Voler et déporter des enfants, ça l’excite…

Nom de code : « The day after tomorrow ». Au nom de cette "mission humanitaire", Marie Lvova-Belova s’est attaché la complicité de la Croix-Rouge russe, mais pas seulement : début octobre, au moment-même où 76 enfants supplémentaires allaient être déportés de la région de Louhansk, le comité international de la Croix-Rouge acceptait d’être accrédité auprès des autorités de cette « république » autoproclamée (4).

Marie Lvova-Belova


Mais au fait, qui est Maria Lvova-Belova ?


Il n’est pas facile de retracer avec précision sa biographie, qu’elle a en grande partie modelée sur mesure. Née à Penza, le 25 octobre 1984, elle confie sur son compte Télegram : « Je me souviens que notre famille nombreuse était au bord de la pauvreté dans les turbulentes années 1990. Nous n'avions pas assez d'argent, même pour la nourriture. » Une famille au bord de la pauvreté ? Après des études d’ingénieur, son père, Alexei Lvov-Belov (photo ci-dessous), a suivi une carrière artistique.

D’après l’agence Penza News, dans ces fameuses années 1990, il a commencé à travailler comme enseignant à l'école de culture et d'art de Penza, puis a dirigé divers ensembles de pop et de jazz, participant même à des festivals et des concours russes et internationaux. Nommé en 2009 directeur artistique de la société philharmonique régionale de Penza, il est depuis 2014 directeur artistique du théâtre musical de Krasnodar. Ce n’est pas, à première vue, le profil type du citoyen-russe-lambda-à-mourir-de-faim, mais en faisant référence aux « turbulentes années 1990 », Maria Lvova-Belova s’inscrit pleinement dans le rejet des années Elstine qui a fondé l’accession au pouvoir de Poutine.

Elle confie encore avoir « décidé dès son plus jeune âge qu'elle voulait aider les orphelins et les personnes handicapées ». Une "vocation" qui serait née après vu pour la première fois, encore adolescente, un enfant abandonné ; elle se serait alors « promis d'aider à l'avenir les enfants orphelins. » C’est sympathique, sauf que là encore, la réalité semble passablement arrangée. Parce que c’est d’abord, dans les pas de papa, une carrière musicale à laquelle se destine la jeune Maria Lvova-Belova. Dans le collège pour la culture et les arts où enseigne son père, elle choisit la direction d’orchestre, rien de moins, et poursuit sa formation à l'Académie d'État de la culture et des arts de Samara, d’où elle sort avec un diplôme de chef d’orchestre… dont des journalistes russes indépendants n’ont jamais réussi à retrouver la moindre trace. D’autant plus gênant qu’en vertu de l'article 4 de la loi fédérale russe "sur les commissaires aux droits de l'enfant dans la Fédération de Russie", un.e fonctionnaire de ce niveau est normalement tenu.e d'avoir eu une formation supérieure.


Cette même année de diplôme suspect (2002), elle rencontre Pavel Kogelman, programmeur informatique qu’elle épouse l’année suivante. Leur fille aînée naît deux ans plus tard, puis un garçon, puis un troisième enfant en 2010, accompagné la même année de quatre enfants adoptifs. Maria Lvova-Belova n’a peut-être pas renoncé à devenir chef d’orchestre, mais c’est dans le social et le caritatif qu’elle va commencer à prendre la baguette et mettre en musique son sens des affaires.

En 2014, elle crée une première Fondation, Quartier de Louis (en hommage, paraît-il, à Louis Armstrong) : un projet de réhabilitation et d'adaptation sociale destiné à préparer les diplômés des orphelinats et des pensionnats présentant différents niveaux de handicap à une vie indépendante. Dans la foulée, le « Quartier de Louis » s’agrandit avec trois nouveaux équipements, dont « les Nouveaux rivages », un manoir de campagne « pour la réhabilitation et l'adaptation des résidents », et la « Maison de Veronika », pension pour les enfants des orphelinats souffrant de handicaps graves, qui va devenir le fer de lance de l’action publique de Maria Lvova-Belova.

Car Lvova-Belova est, dans le même temps, entrée en politique, au sein de la Chambre publique de la région de Penza, puis à partir de 2017, de la Chambre publique de la Fédération de Russie. Cela facilite grandement les aides publiques dont elle a besoin pour financer ses institutions privées… Distinguée en 2020 parmi les "Leaders de Russie", elle rencontre à cette occasion Vladimir Poutine, qui la nomme en novembre 2021 Commissaire de la Fédération de Russie pour les droits de l’enfant.


Sasha Seliverstova, décédée le 12 octobre dernier dans la « Maison de Veronika », l’une des institutions gérées par Maria Lvova-Belova


Entre temps, un premier couac est venu ternir la jolie réputation de la Maison de Veronika. Dès la première année de fonctionnement de cette pension, Ilmir Valiev, un chômeur en fauteuil roulant, est décédé à l'hôpital clinique de Penza après avoir manqué deux dialyses successives. Des journalistes qui ont enquêté sur ce cas se sont aperçus que le jeune homme n’avait pu payer le taxi pour se rendre à l’hôpital, sa pension étant intégralement affectée au remboursement d’un prêt que Maria Lvova-Belova l’avait obligé à contracter pour payer… ses frais de séjour à la Maison de Veronika. D’autres résidents avaient alors fait savoir que cette pratique de prêts contraints était quasi-systématique.

D’autres morts suspectes sont intervenues dans les établissements gérés par Maria Lvova-Belova. Le dernier en date, le 12 octobre 2022, concerne une jeune fille handicapée, Sasha Seliverstova, dont le cas avait été abondamment médiatisé trois ans plus tôt pour organiser une collecte de fonds. Des observateurs se sont étonnés de la totale indifférence affichée par Maria Lvova-Belova au décès de Sasha. La raison, peut-être, de ce silence ? Le site indépendant Bloknot révèle qu’une altercation avait eu lieu entre l’aujourd’hui commissaire russe aux droits de l’enfant et la jeune handicapée : celle-ci avait réclamé, en vain, des fruits indispensables à son régime alimentaire. La jeune fille est-elle morte de cette carence alimentaire ? On ne saura sans doute jamais.

Mais comme l’écrit l’enquête de Bloknot : « Bien sûr, il est possible que Maria Lvova-Belova soit une véritable militante, animée par le désir de faire le bien, et que les tragédies qui lui sont associées ne soient qu'un malheureux concours de circonstances. Mais cela pourrait aussi être l'inverse : il s'agit d'une jeune femme au cœur complètement froid pour qui les personnes qui l'entourent ne sont que des outils pour atteindre des objectifs personnels de carrière, politiques ou même financiers. Même les personnes les plus proches d'elle ne font pas exception, notamment les enfants placés en famille d'accueil et les personnes handicapées couvertes par les projets "Quartier de Louis" et "Maison de Veronika" dans sa ville natale de Penza. »


Cette bonne dame patronnesse, dont le mari a été ordonné prêtre orthodoxe en 2019, et qui a elle-même reçu la bénédiction d’un représentant du patriarche Kirill, est en tout cas au four et au moulin pour organiser la déportation des enfants d’Ukraine et leur adoption en Russie. L’annexion à la hussarde des régions de Kherson et de Zaporijjia, en plus de celles de Donetsk et de Louhansk, libère même de misérables obstacles administratifs : les frontières. Au lendemain du discours d’annexion de Poutine, elle s’est réjouie que son « travail », jusqu’à présent artisanal, « puisse devenir systématique ».

Les dernières informations en provenance des régions de Kherson et de Zaporijjia confirment hélas cette tendance. Dans la région de Kherson, avant la libération de la ville par les forces ukrainiennes, environ 300 enfants ont été enlevés à leurs familles au motif fallacieux de leur offrir une semaine de vacances, "vacances" dont ils ne sont jamais revenus. Le 12 novembre dernier, 52 enfants supplémentaires ont été retirés d’un hôpital pédiatrique et conduits vers une zone "sûre" non spécifiée en Russie, dans le cadre d'un programme de "relocalisation médicale". Et c’est loin d’être fini : des responsables russes de l'oblast de Zaporijjia ont récemment déclaré que le transfert de plus de 40.000 enfants était encore prévu dans les prochaines semaines !


Côté russe, la "machine à adopter" semble connaître quelques ratés. Malgré les efforts déployés par Maria Lvova-Belova en lien avec un certain nombre de gouverneurs régionaux, et malgré les émoluments qui leur sont proposés, les familles candidates pour l’adoption n’ont pas l’air de se bousculer au portillon. Pour susciter des vocations, d'éminents milblogueurs russes ont commencé à faire circuler le 9 novembre une série de documentaires en plusieurs parties présentant des enfants ukrainiens du Donbass adoptés par des familles russes. L’une de ces vidéos montre un adolescent « évacué » après avoir été blessé à Marioupol, aujourd’hui employé… dans un atelier de réparation de matériel militaire !

Un seul référent : Vladimir Poutine


Quel que soit le zèle tout particulier déployé par Maria Lvova-Belova pour mettre en œuvre cette déportation massive d’enfants ukrainienne, elle n’est "que" cheffe d’orchestre d’une stratégie délibérée, qui a été élaborée bien avant sa nomination comme commissaire de la Fédération de Russie aux droits de l’enfant. Comme l’indique la juriste ukrainienne Kateryna Rashevska, « la Russie a commencé à déplacer puis adopter illégalement des enfants ukrainiens depuis l’occupation de la Crimée en 2014 » (Lire ICI ). Et dès avant l’invasion russe, le 24 février dernier, les structures de déportation, à commencer par les camps de filtration, étaient prévues et organisées. Les enfants sont les premières victimes d’une politique qui repose sur l’obsession martelée par certains idéologues ultra-nationalistes, et reprise par Vladimir Poutine : l’Ukraine, en tant que nation indépendante, n’aurait jamais dû exister, et donc, n’existe pas. L’Ukraine n’est rien d’autre que la "petite Russie" et doit rentrer dans le giron. Son patrimoine culturel doit être détruit et pillé, ses enfants doivent être « russifiés ». Maria Lvova-Belova ne dit rien d’autre : les enfants raflés en Ukraine sont « de retour à la maison » : « les enfants de ces républiques sont les nôtres », déclarait-elle à l’agence Tass.


Maria Lvova-Belova n’a qu’un seul supérieur hiérarchique : Vladimir Poutine en personne. Et c’est à lui qu’elle rend compte, directement, de son entreprise de déportation.

Vladimir Poutine reçoit Maria Lvova-Belova au Kremlin, le 9 mars 2022.


Le 9 mars 2022, une quinzaine de jours seulement après le début de l’invasion russe en Ukraine, la commissaire aux droits de l’enfant est reçue par le maître du Kremlin. Le script de leur rencontre (sans doute en partie expurgé) est publié par le site du Kremlin. « Il va sans dire que votre travail est l'une des activités les plus importantes », précise d’emblée Vladimir Poutine. Maria Lvova-Belova précise qu’elle souhaite « coordonner les aspects stratégiques de notre travail avec vous, mon supérieur immédiat ». Elle informe le président que « 1.090 orphelins de diverses structures d'accueil sont arrivés [en Russie]. Certains pourraient être mis dans des logements temporaires, tandis que ceux qui ont la nationalité russe pourraient s'installer définitivement. » « - Pourquoi seulement ceux qui ont la nationalité russe ? Cela doit s'appliquer quelle que soit leur citoyenneté », répond Vladimir Poutine. C’est que, objecte Maria Lvova-Belova, « il y a des réserves juridiques à prendre en compte ». « - Dites-moi simplement ce qu'elles sont, et nous travaillerons à supprimer ces obstacles », conclut Poutine. Fin mai, il signera le décret permettant d’attribuer la nationalité russe aux enfants déportés d’Ukraine, rendant ainsi possible leur adoption.

Maria Lvova-Belova a bénéficié à plusieurs reprises des services du ministère russe de la Défense, notamment lorsqu’il s’est agi, le 7 octobre octobre dernier, d’acheminer 234 enfants raflés dans le Donbass, à bord de trois avions militaires qui ont livré leur "cargaison" sur le tarmac de l'aérodrome militaire de Chkalovsky, à Moscou.

Mais Vladimir Poutine est le seul auquel Maria Lvova-Belova rend compte, directement, de la mission dont elle a été chargée, et à laquelle le président russe prête la plus grande attention. Le 25 octobre dernier, elle rencontre à nouveau Vladimir Poutine et lui expose une difficulté imprévue : certaines des familles sollicitées pour adopter ces enfants sont conscientes qu’elles pourraient elles aussi être poursuivies pour complicité de crimes de guerre. Le lendemain, Lvova-Belova donne la conférence de presse où elle confie qu’elle a elle-même adopté un adolescent de Marioupol (façon d’inspirer confiance à des familles hésitantes ?).

Le 11 novembre dernier, enfin, Maria Lvova-Belova indique sur son compte Telegram : « Sur instruction, du président [Vladimir Poutine], nous travaillons dans les nouveaux territoires russes ». On ne saurait être plus clair : Poutine est, en personne, le donneur d’ordre.


C’est loin de n’être qu’un détail. Les multiples cas de crimes de guerre dont la Russie s’est rendue coupable en Ukraine sont déjà plus nombreux qu’un tableau de médailles sur un torse de général ! Mais d’un point de vue juridique, il ne sera pas toujours aisé d’établir, pour un Tribunal pénal international, que la chaîne de commandement remonte directement jusqu’au président russe. Comment prouver que Poutine aurait personnellement donné l’ordre d’une pratique systématique de viols et d’actes de torture, par exemple ? Dans le cas des déportations et adoptions d’enfants, les preuves sont là : il suffit de recopier les publications de Maria Lvova-Belova sur son compte Telegram !

Et ce crime de guerre a un nom : génocide, comme l’a rappelé Sylvie Rollet, présidente de l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre, lors de la conférence de presse co-organisée par cette association entre Paris et Kyiv, le 15 novembre dernier.

Conférence de presse co-organisée par l'association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre, le 15 novembre 2022 (2 h 30)


En outre, selon l'écrivain Jonathan Littell, dans cette même conférence de presse du 15 novembre, ces déportations d'enfants ont davantage à voir avec des précédents liés au nazisme plus qu'au passé soviétique de la Russie, où les déportations de populations, non moins dramatiques, étaient d'une autre nature.


Jonathan Littell, conférence de presse de l'association Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre, 15 novembre 2022.


Crime de génocide


Comme l’indique un récent rapport du New Lines Institute et du Centre Raoul Wallenberg, « la Russie porte la responsabilité de l'État pour les violations de l'article II et de l'article III (c) de la Convention sur le génocide à laquelle elle est liée ». Le New Lines Institute et le Centre Raoul Wallenberg rappellent en outre que ce « risque très sérieux de génocide (…) déclenche l’obligation de prévention des États en vertu de l'article I de la Convention sur le génocide. »

Ces deux ONG ont réuni une équipe de juristes et d'experts en génocide, un second groupe d'enquêteurs spécialisés dans le renseignement de sources ouvertes (OSINT), et des linguistes qui ont pu utiliser les nombreuses sources primaires que cette guerre a déjà créées. Le rapport issu de ces travaux pointe très précisément, sur 47 pages (PDF ci-dessous téléchargeable), les raisons pour lesquelles il existe « des motifs raisonnables de conclure que la Russie est responsable d'une incitation directe et publique à commettre un génocide, et d'un génocide fondé sur une intention de détruire en partie le groupe national ukrainien ». Et dans ce contexte, « le transfert forcé d'enfants ukrainiens vers la Russie est un acte génocidaire au sens de l'article II (e) de la Convention sur le génocide. »

Génocide_rapportfinal New Lines Institute Centre Wallenberg
.pdf
Download PDF • 1.07MB

Enfin, le New Lines Institute et le Centre Raoul Wallenberg rappellent que « la Convention sur le génocide impose aux États une obligation juridique minimale de prendre chacun des mesures raisonnables pour contribuer à la prévention du génocide, une obligation qui s'étend de manière extraterritoriale et s'applique indépendamment du fait que les actions d'un État suffisent ou non à prévenir le génocide. » A interpréter stricto-sensu cette mise en garde, la quasi-totalité des chefs d’État et de gouvernement européens pourraient être ultérieurement poursuivis pour absence de mise en œuvre de mesures de prévention de génocide. Et le premier à comparaître sera Emmanuel Macron qui, afin de ne pas « humilier » Vladimir Poutine, a refusé le 14 avril dernier, d’employer l’expression « génocide », précisément parce que « reconnaître ce crime entraînerait un devoir d’assistance »… Ce qui s’appelle donc, clairement, un refus d’assistance à peuple en danger. On comprend mieux pourquoi il est inutile d’espérer de l’Élysée quelque position que ce soit sur le sujet des déportations d’enfants, ce qui est donc une forme de blanc-seing laissé à Vladimir Poutine et à la cheffe d’orchestre » Maria Lvova-Belova…


Jean-Marc Adolphe


(à suivre dans les prochains jours : une liste nominative des personnalités ayant apporté leur concours à la politique génocidaire de déportation / adoption d'enfants ukrainiens en Russie.)


Notes

(1). « Être inscrite sur les listes de sanctions, c'est un honneur réservé aux héros (Попадание в санкционные списки - это как звезда героя) », a déclaré Maria Lvova-Belova début novembre. « Nous poursuivrons notre mission. Les sanctions ne nous arrêteront pas. »


(2). Ce camp s’appelle "Gorny Klyuch" (Горный ключ), il est situé à la périphérie du village de Serzhen-Yurt, dans le district de Shalinsky, et l’opération est baptisée « Puissance du Caucase » («Сила Кавказа »).


(3). Aujourd’hui âgée de 30 ans, Fatima Khazuyeva est propriétaire d’un palace à Grozny, juste en face la résidence officielle de Kadyrov, et de trois luxueux appartements à Moscou, pour une valeur totale estimée à quatre millions d’euros... Le blogueur tchétchène Tumso Abdurakhmanov, à l’origine de ces révélations, a fait l’objet d’une tentative d’assassinat en février 2020 en Suède, où il s’était réfugié. L’enquête a révélé que les deux auteurs de la tentative d’assassinat, Ruslan Mamaev et sa complice Elmira Shapiaeva, avaient reçu une somme de 60.000 € pour exécuter le crime, qui avait l’objet de préparatifs à Grozny et Moscou. Les commanditaires, parfaitement identifiés, Kadyrov himself et le président du parlement tchétchène, Magomed Daudov, n’ont jamais été inquiétés.

Posts récents

Voir tout
bottom of page