Philippe Decouflé, à la recherche du temps retrouvé
- Nicolas Villodre

- 21 oct.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 29 oct.

Entre-Temps, de Philippe Decouflé, avec (de gauche à droite) Meritxell Checa Esteban, Michèle Prélonge,
Gwendal Giguelay, Christophe Waksmann, Lisa Robert, Éric Martin, Catherine Legrand, Dominique Boivin,
Yan Raballand, Alexandra Naudet. Photo Pierre Planchenault
Créée à la Biennale de la danse de Lyon et présentée à La Villette, Entre-Temps réunit autour de Philippe Decouflé des interprètes au long cours pour une célébration vive et joyeuse du passage du temps. Sans effets ni nostalgie, malgré les tubes convoqués par la bande-son, le chorégraphe signe une œuvre évidemment espiègle où l’âge devient mouvement, mémoire et plaisir du jeu.
Au temps jadis, celui de Louis XIV, les danseurs de ballet prenaient leur retraite à quarante ans. Aujourd’hui, cet âge a été relevé de deux ans. Dans la danse contemporaine, l’ancienneté de l’interprète n’a pas de limite. En 1991, Jiří Kylián créa le NDT III, la section seniors du Nederlands Dans Theater. En 2013, nous avons vu Domique Dupuy se produire sur scène, à Chaillot, dans un Acte sans parole 1 dédié à Beckett, concurrençant Kazuo Ôno, lequel a continué de performer à un âge canonique. (1)
Comme si l’anti-jeunisme ne suffisait pas, une des vogues actuelles consiste à se transporter au bon vieux temps. Cette inclination pour le rétro se confond avec le sujet des œuvres dès lors que la jeunesse n’est ni l’interprète ni l’objet. On traite de la vieillesse en recourant volontiers aux récits personnels, aux souvenirs-souvenirs, à l’autofiction ou à l’autoréflexion, qui exigent du danseur qu’il soit pleinement cabot, donc aussi comédien, qu’il prenne la parole, utilise le micro comme chez Pina Bausch et tant d’autres, qu’il soit apte à intervenir à l’image et au son. La pièce Top (2021) de Régine Chopinot mâtinait énergie rock et confessions des danseurs évoquant via des clips leur début de carrière. Dans Entre-Temps, récemment créée à la Biennale de la danse de Lyon, que nous avons découvert à La Villette, Philippe Decouflé, qui fut l'interprète de Chopinot au début des eighties, traite avec subtilité de l’âge du capitaine. De cette période dorée de la danse contemporaine qui va des années 1980 aux suivantes.
D’où un casting old school avec neuf (comme on dit « quoi de neuf ? ») danseurs un peu plus que quadras : Michèle Prélonge, qui fut la partenaire de Decouflé à la ville comme à la scène au début de leur carrière commune ; Dominique Boivin, omniprésent dans Entre-temps, qui rappelle, s’il le fallait, que tous deux ont tiré la leçon d’Alvin Nikolaïs ; Meritxell Checa Esteban, qui est passée, entre autres, par la compagnie de Decouflé avant de fonder la sienne, Les Sauvages ; Catherine Legrand, une des figures tutélaires de Dominique Bagouet, chorégraphe cité à plusieurs reprises dans la pièce ; des membres de DCA, la troupe de Decouflé, depuis les années 1990, comme son assistante-chorégraphe Alexandra Naudet ; le multi-talentueux Christophe Waksmann ; l’époustouflant Éric Martin qui a par ailleurs collaboré aux Carnets Bagouet ; Yan Raballand, compagnon de route d'Odile Duboc, de Stéphanie Aubin et Dominique Boivin ; et la à la fois technique et photogénique Lisa Robert. Sans parler du pianiste d’exception Gwendal Giguelay, capable – à lui seul – de tout jouer, de s’adapter à n’importe quelle situation, de fondre son jeu avec la B.O.
À propos de B.O., le show a déjà commencé à l’entrée du public. Un D.J. diffuse des plages de 33 tours au son impeccable, sans le moindre craquement. La playlist est de l’affection de Decouflé. À peu de chose près, elle coïncide avec les tubes anglo-saxons des soirées dansantes, à l’âge d’or de la « jeune danse » française issue du concours de Bagnolet de Jaque Chaurand : I Heard It Through the Grapevine, de Creedence Clearwater Revival, A Message to You Rudy, des Specials, The Bottle, de Gil Scott-Heron & Brian Jackson, Get Back, des Beatles & Bill Preston, Use Me, de Bill Withers, Satisfaction, revu et corrigé par Devo, Sign O’ Times, de Prince, Zorba le Grec, de Mikis Theodorákis, You’re the One That I Want, de John Farrar par Olivia Newton-John et John Travolta, My Babe Just Cares For Me, de Nina Simone, Johnny B. Goode, de Chuck Berry…
Au-dessus du collectionneur de vinyles, une horloge analogique égrène les minutes qui restent avant le début des ébats et des réjouissances – les aiguilles se dérégleront par la suite, tournant en tous sens. Un sosie de Decouflé (ou bien est-ce lui, en chair et os, vêtu d’un complet noir coupé strict, arborant des chaussettes ska à damier ?) traverse l’avant-scène, le rideau étant tiré ; il danse élégamment, va de cour à jardin ; il assume son âge et porte beau les cheveux gris comme, naguère, Stewart Granger et, maintenant, depuis Jane Fonda, nombre de féministes. Le rideau se lève sur un décor dénué d’accessoire et dévoile un plancher légèrement pentu teint ocre brun. Boivin ouvre le ban : il s’assoit non sur un banc mais sur un tabouret ; un panneau passe devant lui, traverse la scène de gauche à droite ; le danseur disparaît comme par magie. Ce tour de prestidigitation, de gag, devient, répété ad lib., un geste chorégraphique et le solo, bientôt, duo.

Entre-Temps, chorégraphie de Philippe Decouflé. Photo Pierre Planchenault
Du théâtre du silence on passe aux choses sérieuses – plus ou moins sérieuses, disons, on reste tout de même chez Decouflé. Une série de numéros ou de tableaux vivants, variés et de divers genres – baroque, néoclassique, contemporain, tradi tendance bretonnante. Comme dans le dernier opus de Bartabas (ICI), Entre-temps se passe d’effets spéciaux, de projections vidéo, de machinerie coûteuse. Juste de la danse. Et de la danse juste. La scénographie de Jean Rabasse est sobre ; les lumières de Begoña García Navas assurent la visibilité sans être elles-mêmes voyantes ; les costumes d’Anatole Badiali sont fonctionnels et, après l’entracte d’Entre-Temps, sexy, colorés, plaisants – les pyjamas à rayures rouges et noires ne s’inspirent pas de celui qu’a prévu de porter Sarkozy à la Santé (démarqué de la tenue des Dalton) mais de celui du héros enfantin du film Les 5000 doigts du Dr. T (1953), de Roy Rowland, dont sont friands Goude et Decouflé.
Les voix des danseurs sont mises en valeur par la comédienne Alice Roland. Mixées aux musiques de Rameau, Sébastien Lagrange, Kraftwerk, Laurie Anderson, Glass, Bach, Haydn, Liszt, Madonna, Supertramp, Marlene, Prokofiev, XtroniK, Guillaume Duguet et Gwendal Giguelay et aux onomatopées, aux phrases dites à l’endroit, redites à l’envers, aux voix claires ou en sourdine qui contribuent à la dramaturgie de la comédie musicale. Malgré le sujet – pour ne pas dire la problématique –, rien de vieillot, de pataud, de morbide ou sordide dans Entre-Temps. Le squelette qu’on démantibule n’est pas macabre mais tout le contraire, joyeux comme celui du film d’animation tourné par Louis Lumière en 1898 (Voir ICI). Il se démembre jusqu’à être n’être plus que le crâne de Yorick dans Hamlet. Le public a paru emballé par la performance de l’ensemble de la troupe, la qualité de la danse, l’état de grâce atteint, le haut niveau des solos des unes et des autres – en particulier, ceux, virtuoses, d’Éric Martin. Le final de chaque partie est réussi. Qui plus est, le truc de magie sera dévoilé à la fin des fins. Après la chanson triomphante I Wil Survive immortalisée par Gloria Gaynor, la danseuse-chanteuse Lisa Robert, soutenue par les danseuses-choristes et le pianiste (Play it Again, Gwen !) interprètent la chanson mélancolique d’Herman Hupfeld, As Time Goes By.
Nicolas Villodre
(1). Il faudrait également mentionner le projet « Ce que l’âge fait (ou apporte) à la danse » de Cécile Proust, une œuvre chorégraphique et réflexive qui interroge la place des corps vieillissants dans la création contemporaine. Présenté notamment à la Maison de la Danse de Lyon en 2024, ce programme – conçu avec Anne Décoret-Ahiha et Jacques Hoepffner – mêle spectacles, films, rencontres et installations pour célébrer la diversité des âges sur scène. Le travail de Cécile Proust part du principe que l’âge ne diminue pas la qualité du geste : il en transforme la poétique, donnant au mouvement une intensité et une profondeur nouvelles. L’œuvre principale, qualifiée de « chorégraphie documentaire », associe des performances live et des entretiens filmés. On y retrouve des danseuses et danseurs de plus de 70 ans, parmi lesquels Germaine Acogny, Dominique Dupuy, Jean Guizerix, Malou Airaudo, Elsa Wolliaston, Elisabeth Schwartz, et La Tati. (Note de la rédaction)
Entre-Temps, chorégraphie de Philippe Decouflé, jusqu'au 26 octobre à La Villette (espace Chapiteaux), à Paris. https://www.lavillette.com/manifestations/cie-dca-philippe-decoufle-entre-temps-25-26/
Les humanités, ce n'est pas pareil. Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre





.png)



Commentaires