Selon les autorités russes, 3,2 millions d’Ukrainiens auraient été "évacués" en Russie, dont plus de 550.000 enfants, et parmi eux des orphelins proposés à l’adoption. Les chiffres sont invérifiables et, sans doute, grandement exagérés. Mais la réalité est là. Derrière les motifs "humanitaires" qu’elle invoque, la Russie de Poutine pratique déplacements forcés et vol d’enfants. Un système génocidaire qui s’est notamment appuyé sur une vingtaine de "camps de filtration" répartis sur les territoires occupés de la région de Donetsk, et dont le siège (ou piège) de Marioupol a été le principal "vivier".
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Ce n’est pas pour se vanter (quand même un peu), mais les humanités ont été le tout premier média français à révéler, dès le 10 avril, l’existence de « camps de filtration » installés par l’armée russe au sud de l’Ukraine dans les territoires occupés (lire ICI).
Qu’est-ce qu’un "camp de filtration" ? Comme nous l’indiquions alors, ce terme est apparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il désignait des structures instaurées pour contrôler les soldats soviétiques qui avaient été capturés par l’Allemagne nazie et revenaient sur le sol russe. Selon l’historien britannique Nick Baron, l’objectif était de vérifier que ces militaires n’avaient pas été trop influencés ou qu’ils n’étaient pas devenus espions pour le camp adverse. Ces camps de filtration sont réapparus à l’occasion des guerres de Tchétchénie, entre 1994 et 1996, puis entre 1999 et 2003. Il s’agissait alors de repérer et d’isoler toute personne susceptible de soutenir les rebelles tchétchènes. L’un des camps l’un des plus connus fut celui de Chernokozovo, près de Grozny. Des milliers de Tchétchènes y ont disparu à l’époque, rappelait Le Monde en février 2000 : « Les combattants tchétchènes prisonniers, ou ceux qui sont soupçonnés d'avoir pris les armes contre l'armée de Moscou, y sont retenus et torturés. (…) Déjà durant la guerre de 1994-1996, c'est dans de tels camps que des milliers de Tchétchènes ont disparu ou sont devenus invalides. » Un rapport de Human Right Watch avait également fait état, cette année-là, de multiples actes de tortures et de viols.
En Ukraine, les premiers de camps de filtration que nous avons identifiés étaient ceux de Dokuchayevsk, de Mahush, et de Bezimenne, petite ville près de Novoazosk, dans la région de Donetsk. Nous avions par ailleurs identifié un centre de détention, celui d’Izolyatsia, à Donetsk. Dès le 10 avril, nous avions également établi que des civils ukrainiens, passés par ces camps de filtration, avaient été déportés en Russie, vers la ville de Taganrog, dans l’oblast de Rostov, un port sur la mer d’Azov. A l’époque, les sources et témoignages étaient fort rares. Début avril, le Washington Post et la BBC avaient pu recueillir les récits de quelques femmes passées par ces camps, et les humanités avaient trouvé trace, dans un média local russe, de « milliers d’Ukrainiens » arrivés en Russie dans un "centre d’hébergement provisoire".
Cinq mois plus tard, les informations sur le sujet sont toujours aussi parcimonieuses. A la différence de la majeure partie de la presse française, qui observe en la matière un curieux "motus et bouche cousue" (Lire ICI), les humanités ont continué, non sans difficulté, à glaner des éléments supplémentaires. Le 22 avril, nous avons ainsi repéré un second centre de déportation à Vladimir, une ville d’environ 350.000 habitants, à 180 km à l'est de Moscou. Le 13 mai, nous avons retrouvé la trace de certains de ces "réfugiés" (selon la terminologie du Kremlin) dans la région de Vladivostok et dans plusieurs villages du district de Primorié qui donne sur la mer du Japon, à l'extrême sud de l'Extrême-Orient russe, non loin de la province du Heilongjiang en Chine et de la Corée du Nord (Lire ICI). Et le 22 juillet, nous avions relayé une enquête d’Associated Press, qui a recueilli des témoignages de personnes ayant finalement pu quitter la Russie (Lire ICI).
Tatyana Moskalkova, la « médiatrice des droits de l’homme » de la Fédération de Russie
Enfin, là encore en avance sur toute la presse française (qui, à quelques exceptions près, n’en a d’ailleurs pas vraiment parlé à ce jour), les humanités ont alerté dès le 1er juin sur le sort des enfants et orphelins, illégalement déportés d'Ukraine en Russie, dont certains sont promis à l’adoption, en totale violation des conventions internationales (Lire ICI). Pour autant, il faut l’avouer, tout travail d’information en la matière relève de la supputation plus que de la certitude. Les chiffres, eux, n’ont pourtant cessé de grimper. A la mi-avril, la Russie disait avoir procédé à « l’évacuation » de 600.000 personnes d’Ukraine, dont plus de 119.000 enfants. Début août, la presse russe faisait état de 3,2 millions de personnes "évacuées" en Russie. Et parmi eux, la « médiatrice des droits de l’homme » de la Fédération de Russie (rattachée au ministère de la Défense, tout un symbole) , Tatyana Moskalkova a affirmé que depuis la fin du mois de février, « plus de 557.000 enfants » sont arrivés en Russie en provenance des "républiques" autoproclamées de Louhansk et de Donetsk, et d'Ukraine. Sur son portail actualisé, le Haut Comité aux Réfugiés des Nations Unies, indique pour sa part le chiffre de 2,3 millions de « réfugiés » (sans mention spécifique pour les enfants), tout en précisant que « les données utilisées sont principalement fournies par les autorités [russes]. »
Des chiffres invérifiables
Ces différents chiffres sont totalement invérifiables. Ils sont très certainement grandement exagérés, voire totalement bidonnés, la Russie cherchant à faire croire à un afflux massif et volontaire d’Ukrainiens fuyant le "nazisme". Que certains civils pro-russes, ou simplement pour des raisons familiales, aient choisi de rejoindre la Russie depuis le Donbass, et plus marginalement d’autres régions, c’est fort possible, mais pas dans de telles proportions ! Certes, la frontière entre l’Ukraine et la Russie s’étend sur quelque 1.500 kilomètres, mais les points de passage ne sont pas si nombreux. On voit mal comment un exode de plus de 3 millions de personnes aurait été possible, en passant inaperçu (le 2 mai, « les rares Ukrainiens qu'on voit sont des réfugiés qui fuient les combats », dit un reportage de France Culture à Belgorod, première ville russe la plus proche du Donbass, à 35 km de la frontière), d’autant qu’on ne rentre pas en Russie comme dans un moulin, surtout venu d’Ukraine, tant les autorités russes craignent l’infiltration de "terroristes". Cette crainte est d’ailleurs ce qui a officiellement motivé la création de camps de filtration dans les régions de Louhansk et de Donetsk, les seules à être sous la coupe d’autorités séparatistes.
Ces camps de filtration ont principalement servi à "trier" les populations qui fuyaient Marioupol. Pour ceux qui, de là, ont été conduits en Russie, de nombreux témoignages ont commencé à démentir la version russe d’évacuations "humanitaires". Il s’est clairement agi de déplacements forcés, assortis de cas de torture, d’humiliations et de privations de libertés. Combien de personnes cela représente-t-il ? Il est impossible de la savoir avec certitude. Le maire (en exil) de Marioupol avance le chiffre de 20.000 personnes, ce qui semble plausible au regard de la population de Marioupol au début du siège (430.000 habitants), du nombre de ceux qui y furent tués (au moins 20.000), de ceux qui ont réussi à s’enfuir et à trouver refuge ailleurs en Ukraine, et de ceux qui ont choisi de rester dans la ville grandement détruite, aujourd’hui sous occupation russe. On est donc très très loin du chiffre de 3,2 millions de personnes avancé par la propagande russe !
Mais quelle que soit l’ampleur du phénomène, il n’en reste pas moins terriblement scandaleux. Ces « déplacements forcés » rappellent les heures les plus sombres de l’Histoire du XXe siècle.
Trafic d’enfants
Parmi ces déplacements forcés, le sort des enfants devrait fortement interpeller la communauté internationale qui, à ce jour, reste étonnamment silencieuse. Là encore, les chiffres mis en avant par la partie russe (pour rappel, « plus de 557.000 enfants ») semblent totalement incongrus. Si tel était le cas, au nom des raisons "humanitaires" qu’elle invoque, la Russie communiquerait sur le dispositif d’accueil de ces enfants, préciserait quelle est la part de ceux qui seraient avec leur famille, et la part de ceux qui seraient orphelins et/ou séparés de leurs enfants. Non seulement la Russie ne le fait pas, mais elle empêche UNICEF et ONG internationales d’enquêter sur le sujet.
A lire : « Déporter des enfants et les « russifier », c’est amputer l’avenir de l’Ukraine », tribune parue dans Le Monde, partagée sur les humanités. Lire ICI.
On doit alors se contenter de certaines "fuites" plus ou moins malencontreuses. Ainsi, le 22 août, le département de la famille et de l'enfance de l'administration de la ville de Krasnodar (au sud de la Russie, près de la Crimée) a publié sur son site internet une curieuse annonce : se vantant d’avoir déjà "placé" 1.000 bambins "libérés" de Marioupol, dans les villes reculées de Russie, notamment à Tioumen, Irkoutsk, Kemerovo et dans le Kraï de l'Altaï, et proposant à l’adoption 300 bébés supplémentaires, non sans préciser que les familles d’accueil recevraient un "paiement forfaire".
Devant l’émotion suscitée par cette annonce, le département de la famille et de l'enfance de l'administration de la ville de Krasnodar l’a promptement dépubliée… Joint par des journalistes de Verstka Media, le directeur de cette administration a d’abord expliqué que le site avait été « piraté » avant de devenir injoignable, tout comme l’ensemble de l’équipe de direction, partis à un briefing. Le chef du département pour le développement des formes familiales de placement des orphelins et des enfants laissés sans soins parentaux, Yulia Bosenko, était pour sa part convoqué à une réunion urgente avec un responsable ministériel…
Il s'agissait là de la première mention des orphelins de Marioupol dans les sources officielles. Or, si le déplacement des enfants vers le territoire russe est confirmé, il constituerait de facto un crime international. Selon un rapport de l'institut américain New Lines Strategy and Policy Institute et du Centre Raoul Wallenberg pour les droits de l'homme, les cas d'orphelins retirés pourraient être utilisés comme preuve de génocide, ce dont l'Ukraine a déjà accusé la Russie. Rappelons que la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre interdit le transfert d'enfants du territoire des hostilités vers le territoire de l'État agresseur. Ils doivent bénéficier de couloirs humanitaires vers la zone sûre de leur pays d'origine ou d'un pays neutre. Avant l'âge de 18 ans, les enfants ne peuvent pas prendre de telles décisions de leur propre chef, et leur déplacement peut être qualifié de forcé.
Là, un fonctionnaire, qui par excès de zèle, aurait voulu accélérer les procédures d’adoption (parce que 300 bouches à nourrir, même petites, ça coûte cher !), a sans doute fait une grosse bourde. Comme les touristes russes qui font bronzette en Crimée et se photographient devant des tanks ou autres matériels militaires, permettant ainsi aux forces ukrainiennes de géolocaliser certaines cibles…
On sait par ailleurs que 58 orphelins en bas âge, de moins de 4 ans, et enfants privés de soins parentaux ont été regroupés pendant plus d’un mois, en avril, au sous-sol d’une église de Kherson (l’une des premières villes occupées par les Russes). Que sont-ils devenus ? Mystère. On sait aussi que 540 enfants de la région de Donetsk ont été détenus dans l’internat de Romashka, près de Taganrog, dans la région de Rostov, dans l’attente de leur placement : fin juin, Vladimir Poutine a signé un décret instaurant une procédure simplifiée d'obtention de la citoyenneté russe pour ces enfants ukrainiens, afin de permettre "légalement" leur adoption.
Sans pouvoir en établir le nombre, on sait enfin que des enfants ont été soustraits à leur mère lors du passage en « camps de filtration ». Loin des chiffres de la propagande russe, les autorités ukrainiennes recensaient, fin juillet, 5.600 enfants déplacés de force en Russie depuis les territoires occupés. Ce qui est déjà énorme…
Ce "trafic d’enfants", déjà inqualifiable en tant que tel, est la pointe avancée d’une guerre idéologique que mène le régime dictatorial et colonialiste de Poutine. Les raisons "humanitaires" avancées par la Russie sont le cache-sexe de visées génocidaires, qui transparaissent aussi dans l’embrigadement scolaire qui se met en place dans les zones occupées du Donbass. Cette logique de "dénazification" (entendre : "désukranisation") avait été crument exposée dans la tribune de l’idéologue Timofeï Sergueitsev traduite et publiée début avril par les humanités : « Pour atteindre les objectifs de dénazification, il est nécessaire de soutenir la population, de la faire passer en Russie après l'avoir libérée de la terreur, de la violence et de la pression idéologique du régime de Kiev. (…) La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération, celle qui va naître, grandir et mûrir dans les conditions de la dénazification. »
21 camps de filtration dans le seul oblast de Donetsk
« Faire passer en Russie » : les camps de filtration mis en place dans la région de Donetsk ont précisément servi cet objectif.
Un tout récent rapport du Humanitarian Research Lab de la Yale School of Public Health (Yale HRL), fondé sur des témoignages, l’exploitation de "sources ouvertes" et d’images satellite en haute résolution, permet de commencer à documenter l’existence de ce système de filtration.
Cette étude demeure encore incomplète. Les auteurs du rapport disent ainsi qu’il leur est impossible d’estimer le nombre total de personnes qui sont passées dans ces camps de filtration et qui s’y trouveraient encore actuellement. Impossible, également, de vérifier les allégations sur les enfants qui auraient été séparés de leur parents.
Première révélation : dans le seul oblast de Donetsk, ces camps de filtration sont bien plus nombreux que ce qu’on pensait jusqu’alors. Le Humanitarian Research Lab de la Yale School of Public Health en dénombre vingt-et-un, avec des "missions" différentes, allant du simple "point d’enregistrement" à la prison, en passant par les centres d’interrogatoires et les lieux de détention provisoire. Il s’agit donc d’un système tout à fait élaboré, qui a été pensé et mis en place avant même l’offensive russe en Ukraine, et qui s’est développé au fur et à mesure que se prolongeait le siège de Marioupol. Des images satellite semblent indiquer la présence, autour de certains de ces camps, de fosses communes fraîchement creusées, ce qui renforce le soupçon d’exécutions extra-judiciaires.
« Les conditions rapportées par les personnes libérées de ces établissements, écrit ce rapport, peuvent constituer un traitement cruel, inhumain et dégradant au regard du droit international humanitaire. Ces conditions comprennent des installations surpeuplées, un manque d'accès à des installations sanitaires adéquates, une insuffisance de nourriture et d’eau potable, le refus de soins médicaux et le recours à l'isolement. (…) Les chocs électriques, les conditions extrêmes d'isolement et les agressions physiques peuvent potentiellement constituer des actes de torture. »
« Seules des inspections en personne et sans entraves par des représentants de l'Organisation des Nations Unies et des organisations internationales humanitaires pourraient confirmer de manière concluante les conclusions de ce rapport et d'autres enquêtes connexes », écrit le Humanitarian Research Lab. Autant pisser dans un violon : alors que l’ONU et la Croix-Rouge n’ont toujours pas été autorisées à inspecter le site du massacre d’Olenivka, à qui fera-t-on croire que la Russie serait disposée à permettre à des regards extérieurs de s’immiscer à l’intérieur de ce qui ressemble fortement à un système concentrationnaire ?
Jean-Marc Adolphe
Le rapport du Humanitarian Research Lab de la Yale School of Public Health peut être téléchargé sur le se site de l’ONG Confict Observatory : https://hub.conflictobservatory.org/portal/apps/sites/#/home/pages/filtration-1
Illustration en tête d'article : des enfants dans le camp de filtration de Bezimenne, dans la "république populaire de Donetsk". Photo Mikhail Tereshchenko / Agence TASS.
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